L’âge sans fin
« Je sens de plus en plus que j’en ai moins qu’avant ».
En se faisant cette réflexion anodine et profonde sur le temps perdu, elle réalisa qu’elle n’avait plus quinze ans.
Tentée, un court instant- de s’abîmer dans des abysses vertigineux, elle admit ne pas en avoir le courage.
Faute de se sentir la force d’affronter la réalité, elle préféra oublier qu’elle venait de boucler sa quatrième décennie (et demie).
Tant pis !
Et de se reverser un verre de Chardonnay (d’un vieux millésime dont l’étiquette était, évidemment, à moitié effacée) pour se convaincre qu’elle y repenserait -sans faute- un autre jour.
Pas si terrible que ça ce cru de Bourgogne ; elle avait conservé de bien meilleurs souvenirs de Côte-d’Or !
Comment s’appelait-il ?
Yann ou bien Cédric, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement de Yannick ou d’André ?…
C’était si loin ; avant la guerre, du moins la première de toutes celles qu’elle avait dû mener.
Au front, dès l’adolescence, elle avait combattu, sauf respect pour les vieux qui en avaient connu d’autres.
Son père avait failli ne pas en revenir ; mais c’était juste avant de rencontrer sa mère et de fonder rapidement une famille en accueillant son frère ainé, près de dix années avant sa venue.
Elle l’avait peu connu, puisqu’il avait eu la malchance ou la drôle d’idée de disparaître en les abandonnant tous les trois.
Pas réellement de souvenirs ; plus d’une fois on lui avait parlé du jour où…
Mais ça ne lui évoquait rien d’autre qu’une image floue et incertaine.
Et elle était donc devenue fille unique, porteuse de quelques espoirs, mais pas trop, vu qu’ils avaient été fortement échaudés.
Le clan se ressouda vite, plus façon colle-à-papier que fer à assembler des métaux par fusion.
Chacun fit ce qu’il put.
Dès la première année du cours moyen, elle se dit que quelque chose viendrait bientôt la sauver.
Dans l’attente, elle eut une idée, celle de ne plus débuter les livres par le premier chapitre.
Etait-ce le péril de l’ennui ou bien la crainte de découvrir qu’elle était et faisait comme tout le monde ? ; toujours est-il qu’un soir dans sa chambre, en entamant une nouvelle lecture, elle prit la décision de commencer au hasard.
A neuf ans et demi, elle se trouvait bien assez grande pour choisir de rompre avec des habitudes remontant sans nul doute à Gutenberg !
Et donc, ce soir-là, elle ouvrit au pif son nouveau livre.
Il était en deux tomes ; après une brève hésitation, elle se convainquit de se saisir du un (tout de même !), en essayant de tricher un peu afin de commencer par un chapitre de sa première moitié.
Elle fit ainsi « brutalement » connaissance avec Rémi et Vitalis (…son singe et ses trois chiens), la faim, la vie de nomades, le théâtre, la musique et les injustices.
C’était « Sans famille » qu’elle avait pris en cours de route.
Cette expérience révolutionnaire lui apprit à développer son imagination, ne serait-ce que pour compléter le début d’une histoire dont elle avait -volontairement- manqué quelques épisodes.
Certes, tout en trouvant sa démarche terriblement amusante, elle dut admettre, à l’issue du second tome, qu’elle n’avait pas saisi l’ensemble de l’histoire.
Il lui manquait -logiquement- des paramètres, et des morceaux complets.
Qu’à cela ne tienne !
A la fin, elle reprit au tout début qui lui était encore inconnu.
Elle fut étonnée de réaliser que, mine de rien, sa fantaisie, ses hypothèses, ses élucubrations et ses déductions inventives lui avaient permis de ne pas tomber trop loin du véritable récit…à un certain nombre d’approximations près, bien sûr.
Le projet de comparer son imaginaire à celui de l’auteur lui plut tant qu’elle décida de renouveler l’opération jusqu’à…ce qu’elle change de passe-temps.
Un bon nombre de livres (chacun lu un peu plus d’une fois, forcément !) plus tard, elle eut envie d’inventer -pour elle seule- toute une histoire, et la totalité des chapitres.
C’est ainsi qu’elle écrivit sa vie avant l’heure de la vivre.
Ce qui en résulta ?
A quinze ans, elle en était déjà au tome huit !
Elle détaillait toutes ses aspirations, ses espoirs et les rencontres qu’elle ferait.
Sitôt rentrée chez elle, elle redevenait brodeuse à plein temps.
S’inspirant de ses journées et de ce qu’elle n’avait pas vécu, elle était capable de noircir du papier durant des kilomètres en chambre.
Après avoir longtemps griffonné, elle avait découvert la machine-à-écrire, puis le traitement de texte et l’ordinateur.
Paradoxalement, elle avait passé encore plus d’heures à refaire quotidiennement son monde.
Bien des personnes, qu’elles n’avaient fait que croiser, étaient devenues intimes par l’écriture.
Dès lors elle ne songea plus à rattraper le temps qui s’était écoulé.
Qui s’écoulait et s’écoulait sans cesse…
En vain.
A l’issue de quelques séances de surf et autres pianotages sur la toile, elle retrouva la trace de son premier amour imaginaire.
Dans son idée il n’avait pas changé ; toujours aussi romantique et échevelé.
A défaut d’une adresse postale, elle osa un mail.
Avant même de l’écrire et de se décider à l’envoyer, elle bredouilla sur papier un nombre incalculable de versions, toutes plus insensées les unes que les autres.
Que de brouillons vite jetés !
Il était hors de question de lui faire une déclaration tardive et décalée, même si quelque chose lui suggérait qu’elle pourrait facilement l’aimer encore.
Avait-elle, malgré elle, jamais cessé de penser ainsi à lui ?
Autrefois, son sentiment obsédant l’avait menée aux confins de la folie.
Un temps, elle avait même cru basculer.
Son esprit entier avait été pris en otage ; impossible de desserrer les mâchoires d’un tel étau.
Le voulait-elle réellement ?S’en dégager et mourir ; s’en dégager ou mourir ?
Faute d’avoir su trancher, elle s’était longuement consumée.
Un jour la douleur n’avait plus été.
Elle n’éprouvait plus rien ; pour rien, ni personne.
Comme si elle n’était plus capable de la moindre affection ; peut-être définitivement anesthésiée.
Le ridicule de sa situation la frappa de plein fouet à son âge déjà avancé !
Dans le miroir son nez s’était allongé et elle n’avait pu le croire.
Mentir et se tromper ; se fourvoyer en courant après un passé pas même évanoui, puisqu’il n’avait jamais été.
Des recherches plus approfondies sur la toile lui permirent de découvrir que l’objet de tous ses non-dits était récemment devenu le…Grand Directeur Commercial d’une firme de sécurité dans le domaine des matériaux de construction.
Tout un programme !
Elle trouva même une photo de lui…aujourd’hui.
Comment dire son émoi, son effroi, sa peine en le méconnaissant ?
Au fin fond de son regard…oui, peut-être.
Son front semblait plus haut, ses cheveux plus au vent, son visage moins racé et sa mine moins avenante.
Il avait perdu de sa superbe ; il n’était plus irrésistible.
Cruel constat !
Dans l’espoir de ne pas tout perdre, elle s’entêta à rechercher un éclat digne de ses vertes années.
Et deux heures supplémentaires de sa vie s’écoulèrent bêtement.
Ce mail finalement non écrit et -donc- jamais envoyé lui avait malgré tout servi à réaliser combien elle avait toujours vécu dans l’inaction.
Passéiste et passive ; voilà deux caractéristiques qui la définissaient bien !
A force d’attendre, elle avait fini par oublier ce qu’elle avait mis tant d’ardeur à espérer longuement.
Ainsi, sa vie n’avait jamais cessé d’être sur le point de commencer.
Et si elle n’avait franchement pas été ennuyeuse, sans doute avait-elle été décevante.
Si son grand frère ne l’avait pas « abandonnée » si tôt, se serait-elle sentie moins seule depuis toujours ?
Avec trop de « si » et…pas assez de niaque, une existence avait presque entièrement filé.
A présent qu’elle se retrouvait dans sa soixante-et-unième année, humant déjà la bonne odeur piquante de ses propres cendres, elle cherchait une idée lumineuse pour égayer sa vieillesse, à défaut de pouvoir se rattraper.
Pas suffisamment âgée pour jouer les vieilles dames indignes, kleptomanes ou alzheimeriennes, elle décida de consacrer -au minimum- les douze prochains mois à rechercher la meilleure façon de jouer les « enquiquineuses », moins pour se venger de la vie que pour s’amuser à tester la patience et les certitudes de ses jeunes contemporains.
Et si l’expérience devait perdurer, elle ne pourrait, en aucune façon, être tenue pour responsable !…
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