Avec un grand H…

Posté par BernartZé le 18 juin 2010

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Un 13 juin, vers 18 heures

           

           

            Il était resté enfermé toute la journée.

         

     Depuis le matin la pluie était tombée en abondance.

Dans l’espoir d’être autorisé à marcher un peu, il avait demandé à sortir, quitte à être accompagné.

On commença par le lui refuser.

Le temps.

Lui, pourtant, était très calme depuis la veille.

Il s’était soumis de bonnes grâces à toutes les restrictions d’usage.

Sans exigence particulière, il avait accepté de prendre ses repas aux heures fixées et n’avait manifesté aucun signe d’impatience ou de mauvaise humeur.

Sans broncher, il avait semblé se soumettre, demandant seulement à lire un peu de poésie avant de se coucher.

    

     Comme la veille, le dîner avait été servi avant la tombée de la nuit.

Il avait bien mangé.

La pluie s’étant enfin arrêtée, une promenade lui fut accordée, en compagnie du médecin psychiatre.

Ils partirent tous les deux, un parapluie ouvert ; seul un crachin faisait mine de les menacer.

On ne les revit pas.

     

     L’histoire, comme chacun sait, s’est alors mise en marche.

Et d’évoquer la possibilité d’un accident, d’une tentative d’évasion ou d’un suicide.

Quelle imagination !

La vérité, comme souvent, fut bien plus simple et évidente.

           

            C’était hors de question ; tout simplement inconcevable.

« Ils » n’avaient rien compris !

S’appuyant sur des dires et de multiples témoignages, un parterre de médecins -aucun ne l’ayant jamais rencontré- jugea son esprit dérangé, trop déséquilibré.

Mentalement malade, aliéné, il devait être définitivement destitué, déchu, détrôné.

On le dépossèderait de son titre, de son sceptre, de sa couronne en le déclarant fou.

FOU ?!

Comment avaient-ils seulement pu l’envisager, puis le croire ?

Pas lui ; JAMAIS !

Plutôt mourir que de les laisser dénaturer sa légende.

Autant de trahisons pour en arriver là.

Et quelle fatigue…

    

     Alors, en approchant la berge du lac de Starnberg, il n’avait plus douté de l’issue de la promenade.

Rien, ni personne, n’aurait pu l’empêcher.

Pas même un petit médecin, bonhomme et binoclard.

           

            Il avait plu abondamment.

C’était il y a cinq jours et 124 années.

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 (© 2010/droits réservés) 

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Un peu de lecture inédite…

Posté par BernartZé le 15 juin 2010

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L’âge sans fin

           

            « Je sens de plus en plus que j’en ai moins qu’avant ».    

    

     En se faisant cette réflexion anodine et profonde sur le temps perdu, elle réalisa qu’elle n’avait plus quinze ans.

Tentée, un court instant- de s’abîmer dans des abysses vertigineux, elle admit ne pas en avoir le courage.

Faute de se sentir la force d’affronter la réalité, elle préféra oublier qu’elle venait de boucler sa quatrième décennie (et demie).

Tant pis !

Et de se reverser un verre de Chardonnay (d’un vieux millésime dont l’étiquette était, évidemment, à moitié effacée) pour se convaincre qu’elle y repenserait -sans faute- un autre jour.

Pas si terrible que ça ce cru de Bourgogne ; elle avait conservé de bien meilleurs souvenirs de Côte-d’Or !

Comment s’appelait-il ?

Yann ou bien Cédric, à moins qu’il ne s’agisse plus simplement de Yannick ou d’André ?…

C’était si loin ; avant la guerre, du moins la première de toutes celles qu’elle avait dû mener.

    

     Au front, dès l’adolescence, elle avait combattu, sauf respect pour les vieux qui en avaient connu d’autres.

Son père avait failli ne pas en revenir ; mais c’était juste avant de rencontrer sa mère et de fonder rapidement une famille en accueillant son frère ainé, près de dix années avant sa venue.

Elle l’avait peu connu, puisqu’il avait eu la malchance ou la drôle d’idée de disparaître en les abandonnant tous les trois.

Pas réellement de souvenirs ; plus d’une fois on lui avait parlé du jour où…

Mais ça ne lui évoquait rien d’autre qu’une image floue et incertaine.

Et elle était donc devenue fille unique, porteuse de quelques espoirs, mais pas trop, vu qu’ils avaient été fortement échaudés.

Le clan se ressouda vite, plus façon colle-à-papier que fer à assembler des métaux par fusion.

Chacun fit ce qu’il put.

    

     Dès la première année du cours moyen, elle se dit que quelque chose viendrait bientôt la sauver.

Dans l’attente, elle eut une idée, celle de ne plus débuter les livres par le premier chapitre.

Etait-ce le péril de l’ennui ou bien la crainte de découvrir qu’elle était et faisait comme tout le monde ? ; toujours est-il qu’un soir dans sa chambre, en entamant une nouvelle lecture, elle prit la décision de commencer au hasard.

    

     A neuf ans et demi, elle se trouvait bien assez grande pour choisir de rompre avec des habitudes remontant sans nul doute à Gutenberg !

Et donc, ce soir-là, elle ouvrit au pif son nouveau livre.

Il était en deux tomes ; après une brève hésitation, elle se convainquit de se saisir du un (tout de même !), en essayant de tricher un peu afin de commencer par un chapitre de sa première moitié.

Elle fit ainsi « brutalement » connaissance avec Rémi et Vitalis (…son singe et ses trois chiens), la faim, la vie de nomades, le théâtre, la musique et les injustices.

C’était « Sans famille » qu’elle avait pris en cours de route.

Cette expérience révolutionnaire lui apprit à développer son imagination, ne serait-ce que pour compléter le début d’une histoire dont elle avait -volontairement- manqué quelques épisodes.

Certes, tout en trouvant sa démarche terriblement amusante, elle dut admettre, à l’issue du second tome, qu’elle n’avait pas saisi l’ensemble de l’histoire.

Il lui manquait -logiquement- des paramètres, et des morceaux complets.

Qu’à cela ne tienne !

A la fin, elle reprit au tout début qui lui était encore inconnu.

Elle fut étonnée de réaliser que, mine de rien, sa fantaisie, ses hypothèses, ses élucubrations et ses déductions inventives lui avaient permis de ne pas tomber trop loin du véritable récit…à un certain nombre d’approximations près, bien sûr.

Le projet de comparer son imaginaire à celui de l’auteur lui plut tant qu’elle décida de renouveler l’opération jusqu’à…ce qu’elle change de passe-temps.

           

            Un bon nombre de livres (chacun lu un peu plus d’une fois, forcément !) plus tard, elle eut envie d’inventer -pour elle seule- toute une histoire, et la totalité des chapitres.

C’est ainsi qu’elle écrivit sa vie avant l’heure de la vivre.

Ce qui en résulta ?

A quinze ans, elle en était déjà au tome huit !

Elle détaillait toutes ses aspirations, ses espoirs et les rencontres qu’elle ferait.

Sitôt rentrée chez elle, elle redevenait brodeuse à plein temps.

S’inspirant de ses journées et de ce qu’elle n’avait pas vécu, elle était capable de noircir du papier durant des kilomètres en chambre.

     

            Après avoir longtemps griffonné, elle avait découvert la machine-à-écrire, puis le traitement de texte et l’ordinateur.

Paradoxalement, elle avait passé encore plus d’heures à refaire quotidiennement son monde.

Bien des personnes, qu’elles n’avaient fait que croiser, étaient devenues intimes par l’écriture.

    

     Dès lors elle ne songea plus à rattraper le temps qui s’était écoulé.

Qui s’écoulait et s’écoulait sans cesse…

En vain.

    

     A l’issue de quelques séances de surf et autres pianotages sur la toile, elle retrouva la trace de son premier amour imaginaire.

 

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Dans son idée il n’avait pas changé ; toujours aussi romantique et échevelé.

A défaut d’une adresse postale, elle osa un mail. 

           

            Avant même de l’écrire et de se décider à l’envoyer, elle bredouilla sur papier un nombre incalculable de versions, toutes plus insensées les unes que les autres.

Que de brouillons vite jetés !

Il était hors de question de lui faire une déclaration tardive et décalée, même si quelque chose lui suggérait qu’elle pourrait facilement l’aimer encore.

Avait-elle, malgré elle, jamais cessé de penser ainsi à lui ?

Autrefois, son sentiment obsédant l’avait menée aux confins de la folie.

Un temps, elle avait même cru basculer.

Son esprit entier avait été pris en otage ; impossible de desserrer les mâchoires d’un tel étau.

Le voulait-elle réellement ?S’en dégager et mourir ; s’en dégager ou mourir ?

Faute d’avoir su trancher, elle s’était longuement consumée.

 

     Un jour la douleur n’avait plus été.

Elle n’éprouvait plus rien ; pour rien, ni personne.

Comme si elle n’était plus capable de la moindre affection ; peut-être définitivement anesthésiée.

     Le ridicule de sa situation la frappa de plein fouet à son âge déjà avancé !

Dans le miroir son nez s’était allongé et elle n’avait pu le croire.

Mentir et se tromper ; se fourvoyer en courant après un passé pas même évanoui, puisqu’il n’avait jamais été.

 

     Des recherches plus approfondies sur la toile lui permirent de découvrir que l’objet de tous ses non-dits était récemment devenu le…Grand Directeur Commercial d’une firme de sécurité dans le domaine des matériaux de construction.

Tout un programme !

Elle trouva même une photo de lui…aujourd’hui.

Comment dire son émoi, son effroi, sa peine en le méconnaissant ?

Au fin fond de son regard…oui, peut-être.

Son front semblait plus haut, ses cheveux plus au vent, son visage moins racé et sa mine moins avenante.

Il avait perdu de sa superbe ; il n’était plus irrésistible.

Cruel constat !

Dans l’espoir de ne pas tout perdre, elle s’entêta à rechercher un éclat digne de ses vertes années.

Et deux heures supplémentaires de sa vie s’écoulèrent bêtement.

 

            Ce mail finalement non écrit et -donc- jamais envoyé lui avait malgré tout servi à réaliser combien elle avait toujours vécu dans l’inaction.

Passéiste et passive ; voilà deux caractéristiques qui la définissaient bien !

A force d’attendre, elle avait fini par oublier ce qu’elle avait mis tant d’ardeur à espérer longuement.

Ainsi, sa vie n’avait jamais cessé d’être sur le point de commencer.

Et si elle n’avait franchement pas été ennuyeuse, sans doute avait-elle été décevante.

 

     Si son grand frère ne l’avait pas « abandonnée » si tôt, se serait-elle sentie moins seule depuis toujours ?

Avec trop de « si » et…pas assez de niaque, une existence avait presque entièrement filé.

 

            A présent qu’elle se retrouvait dans sa soixante-et-unième année, humant déjà la bonne odeur piquante de ses propres cendres, elle cherchait une idée lumineuse pour égayer sa vieillesse, à défaut de pouvoir se rattraper.

Pas suffisamment âgée pour jouer les vieilles dames indignes, kleptomanes ou alzheimeriennes, elle décida de consacrer -au minimum- les douze prochains mois à rechercher la meilleure façon de jouer les « enquiquineuses », moins pour se venger de la vie que pour s’amuser à tester la patience et les certitudes de ses jeunes contemporains.

 

     Et si l’expérience devait perdurer, elle ne pourrait, en aucune façon, être tenue pour responsable !…

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(© 2010/droits réservés) 

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Revisitons nos classiques !

Posté par BernartZé le 6 juin 2010

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Le plein d’orgueil

                             

               « Sous moi donc cette troupe s’avance,
               Et porte sur le front une mâle assurance.
               Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
               Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
               Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
               Les plus épouvantés reprenaient de courage !
 »
   

                              

     Eh ben voyons !

Y’en a vraiment qui ne se sentent plus flotter.

Sur terre comme sur mer, ils se baladent, au-dessus du commun des mortels.

Ils ne marchent guère ; ils se meuvent sans plus d’effort.

Leurs ombres indolentes ne fuient pas dans la nuit, elles s’étirent lentement.

Brulant d’une paisible impatience ils attendent jusqu’à l’aube que se décante le ciel étoilé.

Et soudain, oh miracle !, tout se déroule comme dans un rêve cotonneux. 

        

     Les Maures ?

Des sourds-muets aveugles, un peu bêtas aussi.

Leur sottise aidant, ils se jettent tous, tête la première, dans le piège qu’ils croyaient tendre.

Ils passent et se font gentiment surprendre.

Du genre : « Hou ! On vous a bien eus ; vous nous avez pas vus et c’est vous qui êtes pris ! ».

Ils débarquaient sans peur, mais sont soudain figés comme des lapereaux dans les phares d’une voiture.

Mille cris en échos suffisent à les confondre et à les saisir tous.

Du coup, les bras leur tombent et, ne se sentant plus la force de combattre, leur sang impur a le temps d’abreuver nos sillons, avant que de se réviser à l’arrivée de leurs chefs.

Se reconcentrant, ils se remobilisent, certains de pouvoir sauver quelques balles de match.

S’ensuit un embrouillamini des plus obscurs : tout le monde se coltine avec chacun, et personne n’y voit plus goutte et plus loin que le bout de son cimeterre ou de son poing.

    

     En héros assumé, Rodrigue (c’est tout de même de lui qu’il s’agit, de la première à la dernière ligne de cette fameuse scène du quatrième acte !) court bien évidemment en tous sens.

Une fois à droite, une fois à gauche, il donne quelques brefs -mais définitifs- coups de main, à l’aveuglette, ou presque.

A l’aube bien née, il apparaît clairement que les assaillants défaillissent.

Ils mollissent soudain à l’idée de ne pas survivre à cet improbable chaos et ne songent plus qu’à se carapater dans leurs Carpates !

Et de rejoindre au plus vite leurs bateaux en hurlant de peur à la mort, histoire de se faire entendre et de marquer (bruyamment) l’Histoire.

Panique à bâbord et à tribord ; ils tentent de prendre le vent et la tangente, en oubliant de faire l’appel.

Pas de bol !

Tandis qu’ils prennent le large, quelques unes de leurs têtes les plus couronnées se trouvent encore emberlificotées dans la panade environnante.

Et les bougres s’entêtent à se battre farouchement avec l’ultime espoir de faire grimper leurs côtes à la bourse de la vie.

Leurs cottes de maille demandaient grâce depuis longtemps quand ils acceptèrent de se rendre.

    

     Rodrigue, toujours aussi pimpant et vraiment magnanime, leur ouvrit les bras, se retenant de trop bomber le torse en ramenant avec lui son butin.

Soit deux figures aux couronnes vacillantes qui, se sentant bien seules sur le champ d’après bataille, ne trouvèrent rien mieux que de se rendre.

Autant éviter de tous mourir en une même nuit.

           

            Et puis c’est tout !

Qui saurait dire ce que ces deux seuls survivants sont ensuite devenus ?

Tout le monde se souvient de l’heure de gloire du héros dont la vaillance fut presque aussi légendaire que l’issue de la pièce jugée -en son temps- amorale, car manquant à la bienséance.

    

     Mais qui songe encore à l’Infante et à son infime tragédie ?…

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(© 2010/droits réservés) 

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Histoire de famille

Posté par BernartZé le 3 juin 2010

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L’un s’envole, l’autre retombe

           

            Tel Icare et son père, ensemble ils s’étaient élancés. 

    

     Presque siamois et pourtant dissemblables, ils avaient grandi côte-à-côte, pareils à deux frères découvrant la vie.  

Beaucoup plus de soleil que de pluie ; merci paman.

Jamais en concurrence, ils avaient développé des talents différents, l’un pour le hautbois et l’autre pour l’ébénisterie.

Malgré la tentation d’un raccourci paresseux, il n’y avait là rien d’analogue, rien d’autre que des explorations artisanales.

L’un pour des concertos de Bach et de Mozart (principalement), l’autre pour l’ouvrage des chaises, de préférence.

Peut-être un penchant commun pour l’ornementation et les chambres ?!

Soit l’art de se révéler seul tout en se cachant au cœur d’un vaste ensemble.

Vu sous cet angle, il y aurait beaucoup à dire, à développer, voire inventer.

Mais non ; cela ne se fera pas ici.

    

     L’ébénisterie peut sembler plus relever de l’artisanat que de l’art véritable.

Il n’en est rien, bien sûr.

Pour le comprendre, il est juste nécessaire de s’y essayer, de s’y casser les dents, les doigts, parfois un pied.

Il ne suffit pas d’en donner quatre à une chaise pour qu’elle se tienne tranquille (assise ou debout, suivant la façon de la regarder).

Il faut être patient et passionné, aussi méticuleux qu’exigeant, plus encore quand il s’agit de restaurer de véritables pièces de musée.

Deux années passées à l’Ecole Boulle lui avaient appris que tout savoir-faire…vit aux dépens de celui qui sait toujours le remettre en question.Il n’eut jamais de cesse d’apprendre.

 

     Pendant ce temps, son frère faisait ses gammes.

Passant allègrement du baroque au classique, il travaillait évidemment sans relâche, entre le conservatoire et les cours privés.

Tous ses professeurs s’entendaient pour lui prédire un brillant avenir de concertiste, sitôt qu’il aurait fini de digérer tout son Bach et tout son Mozart, sans oublier un peu de Beethoven et une bonne dose de Schubert.

Au bout d’une douzaine d’années de ce régime, il cala légèrement.

La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte étant passés par là, il fit montre d’un semblant de ras-le-bol, vite tempéré par ses parents qui ne manquèrent pas de lui rappeler son choix, celui qu’il avait fait l’année de ses six ans.

Le petit garçon avait changé, beaucoup grandi ; bref il n’était plus réellement sûr de rien !

Les accents mélodiques de son instrument ne semblaient plus s’accorder avec son bonheur futur.

Il lui avait appris à rester en retrait, avec grâce et humilité, l’autorisant -parfois- à sortir de sa douce réserve pour s’élancer et s’exprimer en faisant fi de sa timidité.

Il découvrit, enfin, la vraie fausseté de sa candeur.

A force de travail et de temps, il s’était laissé convaincre.

     Mais sa nature était autre et il se mit à regretter de ne pas avoir choisi le piano pour capter l’attention à l’instant de se ruer sur l’allegro d’un concerto de Rachmaninov ou de Tchaïkovski, histoire de provoquer de la sueur et des larmes.

Il était trop tard pour passer d’une anche à un clavier, même en jouant des deux coudes !

De là à renoncer à toute perspective de carrière ?

Que nenni !

Il décida de s’offrir le temps de la réflexion en s’octroyant une année sabbatique.

D’aucuns auraient peut-être sombré dans l’alcool ou la drogue ; il ne fit rien d’aussi prévisible et se fit engager comme steward au long cours sur un paquebot de croisière.

 

     L’apprenti ébéniste, devenu ouvrier, puis artisan, avait fini par devenir maître, un véritable artiste, sculpteur et doreur dans l’âme.

Il s’était passionné pour la marqueterie et son histoire et avait réalisé des bureaux et des commodes dont il avait magnifié les formes en les incrustant de nacre.

Puis il leur avait découvert des airs un brin trop torturés.

Et de revenir à ses premiers élans en décidant de se consacrer exclusivement aux chaises d’intérieur, leurs pieds, leurs bras, leurs coudes et le restant de leur assise.

Et, préférant maîtriser l’ensemble de ses créations, il devint, au passage, également tapissier.

Son talent aigu ne tarda pas à le rendre remarquable et à l’exposer au grand jour.

Il fut très demandé, par les musées, comme par des mécènes et des illuminés de tous poils se piquant d’art nouveau…nouvellement revisité !

Les commandes affluant, il dut se résoudre à prendre un apprenti auquel il confia d’abord des tâches lui permettant de tester son sens des responsabilités et du travail accompli.

Vite rassuré, il n’hésita pas à le laisser maître d’œuvres plus conséquentes.

     Il fut totalement surpris le jour où, sur le point de clore sa quatrième décennie, il reçut très officiellement l’insigne de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. insignedechevalierdelordredesartsetdeslettres.jpg 

Ses parents n’en revinrent pas, lui non plus.      

    

     Pendant ce temps son frère voguait encore.

Toujours steward, il n’avait pas manqué d’ajouter une ou deux cordes à son arc, se souvenant qu’il était initialement musicien.

C’est ainsi qu’il arrondit ses fins de mois en faisant une entrée triomphale dans « l’Orchestre marin ».

Ils étaient déjà quatre et n’attendaient plus que lui pour renforcer le corps des instruments à vent.

La trompette et le saxo œuvraient déjà largement ; à défaut d’une clarinette ou d’une flûte à bec, ils furent bien content de le voir arriver avec son instrument.

Chaque soir, il reprenait goût à la musique.

Oh, humblement bien sûr, étant donné l’auditoire.

Les croisières remportaient un franc succès, même s’il pouvait regretter une moyenne d’âge quelque peu élevée.

Mais il plaisait, aux femmes, aux hommes, aux vieilles rombières, comme aux retraités de la marine militaire ou marchande.

Sans doute était-ce principalement dû à sa relative jeunesse et au fait qu’il pouvait donner l’impression d’être là, parmi eux, tout en étant ailleurs.

Il devait leur sembler bien réel lorsqu’il s’acquittait d’une mission de confiance, que ce soit un billet à transmettre, une commande à satisfaire ou un service à rendre avec discrétion.

Il devenait nettement plus inaccessible quand il jouait le soir et lors des longues nuits de gala.    

     En fait, non sans éclat, il survivait, se demandant parfois ce qu’il deviendrait dans deux ou trois années.

Il était musicien, mais il n’était personne, incapable de revendiquer un statut auquel il n’avait jamais pu lui-même croire.

Joueur de hautbois !

Pourquoi pas pépiniériste dans les jardins privés d’une hacienda où la chaleur accablante ferait s’évanouir toutes formes de végétation aussi fragile que délicate ?!

Autant dire que, tout en ne parvenant pas à trouver sa place, il donnait admirablement le change.

Jusqu’à être surpris de se voir se dédoubler ainsi,

Ni schizophrène, ni véritablement asocial ; le monde réel lui paraissait manquer simplement d’intérêt.

Il s’efforçait donc de le rendre supportable et de le tolérer, à défaut de parvenir à l’accepter un jour.

Pour lui, le comble était de constater qu’il réussissait quotidiennement à apporter de la joie aux passagers, en contribuant à leur offrir des moments d’évasion.

Ça n’avait pas de prix, ça lui coûtait pourtant.

Plus il faisait semblant, moins il s’accordait de chances de redresser la barre d’un navire dont il ne pourrait pas couper les cordes.

    

     De s’échapper enfin…devint alors son unique ambition.

Le matin où, se rasant, il se griffa littéralement le visage, il comprit.

Il se dépêcha de se sauver en rangeant toutes ses lames et les autres affaires accumulées lors de ses quelques expéditions transocéaniques.

Trois ans de vie continrent dans une petite valise.

Deux temps et un mouvement plus tard, il démissionnait, touchait sa dernière paye et était débarqué à Papeete.

Seul le saxo le regretta vraiment, au point de lui en vouloir.

Plus personne n’eut jamais de nouvelles de lui.

           

            Son frère, sur son lit de mort, aurait bien aimé se remémorer leurs instants partagés ; mais il était encore beaucoup trop jeune pour comprendre ce qui les avait définitivement séparés.

 

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(© 2010/droits réservés) 

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