Du vécu (ou presque)…

Posté par BernartZé le 11 novembre 2010

coucherdesoleilsurlelaclman.jpg 

Une rencontre impromptue

           

            Elle se produisit un soir de l’été 1866.

Sarah était encore toute jeune, quoique déjà mère.

Louis, qui régnait depuis seulement deux ans et demi, l’était même un peu plus, lui rendant dix mois (et trois jours !).

En se croisant dans ce salon de l’hôtel Beau-Rivage, ils l’ignoraient, évidemment.

Inauguré l’année précédente, ce haut lieu de villégiature genevois était rapidement devenu l’un des plus huppés d’Europe Centrale.

D’où, en toutes saisons, une affluence considérable : des nantis de tous poils y passaient régulièrement, séjournant quelques jours, quelques semaines, voire plusieurs mois.

Des têtes couronnées aux artistes arrivés, sans oublier les grands chefs d’état, les grooms en avaient vu défiler en quantité.

Les plus anciens n’avaient pas mis longtemps à être blasés, ne s’étonnant plus d’être appelés par une Majesté en exercice, tandis qu’ils portaient à l’étage les bagages d’un premier ministre et que commençait déjà à s’impatienter une célébrité du monde artistique.

Et les journalistes ne se privaient pas de rendre compte en détail des allers et venues des grands de ce monde !

 

     La première semaine de septembre avait été pluvieuse.

Mais depuis trois jours, le temps semblait faire marche arrière, comme si la météo avait changé d’idée.

Son humeur, sur le lac, était à nouveau clémente, et seuls quelques nuages ne s’étiraient plus que paresseusement dans le ciel.

Les promenades avaient repris à la tombée du soir, et les terrasses, au dîner, s’étaient vite repeuplées.

Les conversations ayant cessé de se focaliser sur un degré de pluviométrie anormalement élevé, les commentaires sur la high society avaient pu reprendre leur cours normal.

Un évident retard à combler permit à certains de passer incognito entre les tables où ils ne s’attardaient guère.

On les retrouvait le plus souvent dans les salons, à lire ou à rêver.

Pour qui prenait la peine de les observer un moment, leurs muettes solitudes semblaient davantage remarquables que les hauts cris poussés par les tablées de noceurs ou ceux, plus contenus, des personnalités en vue situées non loin.

Dans les salons, à l’écart, le feutre et le velours paraissaient seuls de mise.

 

     Louis, comme à son habitude, fumait en rêvassant, griffonnant quelques notes dans son journal.

Sarah, qui préparait déjà sa Phèdre, répétait Marivaux, lisant et relisant son texte.

Elle s’animait toute seule, gesticulant un peu, en annotant son manuscrit.

A deux tables de là, intrigué, Louis s’était renseigné auprès d’un chasseur, apprenant, non sans intérêt que cette comédienne, dont on parlait beaucoup à Paris, avait été récemment renvoyée de la Comédie-Française pour avoir, purement et simplement, giflé une sociétaire !

Ce manquement à la bienséance le ravit, au point qu’il rappela le serveur pour lui glisser quelques mots à l’oreille.

Celui-ci, en deux trois pas -chassés-, fit rapidement la commission.

Sarah, qui n’avait jamais vu de roi, releva la tête, tout en continuant à jouer Silvia, et le trouva fort beau.

Lui revint alors à l’esprit la nouvelle, provenue de Bavière deux ans plus tôt alors qu’elle accouchait, de son couronnement, et de la grande beauté dont la légende l’avait paré.

Effectivement, à vue de nez, il avait l’air assez plaisant, suffisamment en tous cas pour détacher les yeux un instant des lignes qu’elle mémorisait sans relâche.

Elle n’hésita pas réellement.

 

     Oubliant l’étiquette, faisant fi des usages, elle parcourut les mètres la séparant de l’autre table.

Lui timide, elle actrice, les présentations ne ressemblèrent à rien de conventionnel et de préétabli.

En un mouvement de robe elle s’assit.

Lui vit un soleil se lever, alors que la nuit était tombée.

Après quelques « claquettes » inédites martelées sur la table à coup d’ongles, elle se lança dans une totale improvisation.

Louis la trouva rieuse, vivante et drôle.

Ils ne tardèrent pas à parler de théâtre.

D’abord d’Hamlet, bien sûr, puis vinrent Phèdre, Andromaque et Médée.

Sans nullement jouer à hésiter entre l’amour et le hasard, il ne put s’empêcher de lui demander « quelques » tirades ; elle ne sut pas résister à une telle flatterie.

Après plus de deux heures, ils éprouvèrent le besoin de se dégourdir les jambes.

C’était bien légitime et, tout naturellement, ils ne manquèrent pas de partir se balader autour du lac.

Au grand dam des gardes du roi qui, contraints de se tenir à distance, ne cessaient de craindre de le perdre dans la pénombre.

D’ordinaire, « la lune était sereine et jouait sur les flots » ; pas cette fois !

Quoique gibbeuse, elle était contrariée par des nuages passant qui semblaient tous s’évertuer à la faire cligner de l’œil.

Un éternuement d’étoiles plus tard, et ils auraient pu craindre la fin du monde.

Mais leur attention détournée leur avait épargné ce souci.

Seul compta la promenade et les échafaudages qu’ils commencèrent à élaborer.

Des projets de théâtre et d’opéra qu’ils mettraient tous deux en scène, en se distribuant dans les rôles principaux.

Andromaque, Lorenzaccio, Hamlet, Iphigénie, Macbeth, la Dame aux camélias, Phèdre, Ruy Blas, Amphitryon, Britannicus et d’autres prirent tous vie un bref instant.

Tel un démiurge, Louis entrevoyait déjà des changements de décors grandioses et de costumes à foison.

Toute une imagerie digne des tapisseries dont il s’était repu et des légendes qui avaient nourri son enfance.

Sarah savait mourir avec tant de talent qu’il ne put que l’adorer.

 

     Par la force des choses, leur escapade nocturne prit fin.

En le quittant, elle, qui était plus pragmatique, n’ignorait pas qu’aucun de tous ces projets extravagants ne verrait jamais le jour, à moins d’un miraculeux concours de circonstances.

Cependant, elle n’oublia jamais cette rencontre inopinée.

 

            Lorsque Louis mourut, vingt ans plus tard, elle ne retint pas ses larmes.

En apprenant l’effroyable nouvelle et les détails touchant à l’assassinat de sa cousine éloignée -« La Mouette »- dont il était si proche, elle se remémora la date et le lieu de leur rencontre.

Trente-deux années s’étaient écoulées, jour pour jour, quand, en sortant de ce même hôtel faisant face au Lac Léman, Elisabeth avait été mortellement blessée par un illuminé en quête d’une action éclatante susceptible d’étancher sa soif de reconnaissance.

Longtemps cette coïncidence, géographique et calendaire, la troubla au point de la hanter.

Heureusement pour elle, sa vie, ses rôles et des projets par milliers, lui permirent par la suite de ne pas se lester inutilement.

 

     Elle-même n’avait pas tardé à devenir célèbre et « scandaleuse », tout en assumant parfaitement ses extravagances.

On l’adora, jusqu’à la trouver « divine » ; elle n’oublia jamais qu’elle n’était que mortelle, ainsi que tous les autres.

Sans doute aura-t-elle plus voyagé et vécu que la plupart de ses contemporains.

Elle se sera sûrement beaucoup plus amusée.

sarahbernhardtparnadarvers1864.jpg  louisiitableaudeferdinandvonpiloty1865.jpg

(© 2010/droits réservés) 

Laisser un commentaire

 

60 millions de cons somment... |
riri1524 |
Le Plateau Télé de KeNnY |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Soft Liberty News
| t0rt0ise
| Bienvenue au Thomaland