Qui n’est plus
Posté par BernartZé le 29 septembre 2015
Son chat…
Cet angora beige était né de bonne humeur un jour de printemps.
Une tendre frimousse et des yeux grands ouverts sur le monde qui l’entourait, un caractère affable des manières policées et un poil soyeux invitant à la caresse, tout le rendait aimable et tout le monde l’aimait ; ne parlons même pas de ses oreilles rosées taillées en pointes !
Il aimait la musique : Scriabine, notamment sa cinquième sonate -ses temps suspendus comme ses coups d’accélérateur-, tout Schubert, la 5ème de Mahler (l’adagietto…comme presque tout le monde ; quel délicieux malheur se disait-il non sans malice !) et l’adagio de la 10ème (pour faire original en choisissant une œuvre inachevée…) sur laquelle il prenait tout le temps d’étirer poils et muscles ; un peu de pop anglaise (Everything but the Girl) également.
Il vécut ainsi heureux jusqu’à cette nuit fatale du 3 septembre, un vendredi sombre.
D’humeur festive mademoiselle et ses copines avaient décidé d’organiser du siècle qui n’était plus de leur âge mais qui les excitait comme des folles depuis plus de trois semaines ; l’occasion de célébrer les trente ans de la doyenne de la bande ; un prétexte comme un autre.
Toutes gaites elles firent la fête, chantèrent et dansèrent en se balançant des coussins en pleine poire et en se jetant à la figure leurs poupées de petites filles histoire d’enterrer à tout jamais leur prime jeunesse.
Une forme de deuil peut-être, de renoncement ou de nouvel espoir.
Elles mangèrent peu (les diktats de la mode !) et burent beaucoup : des mélanges hasardeux à base de vodka, et du champagne bien sûr dans des coupes judicieusement choisies ; quelques feuilles de laitue (un vrai cliché !) pour faire glisser l’ensemble.
Et puis hop ! Et puis tiens le chat comme il est rigolo à force de se tapir dans le coin du canapé ; convions-le à la fête.
Il avait mieux à faire mais il n’eut pas le choix.
Surpris en pleine sieste (en mode veille) il n’eut pas le temps de comprendre ce qu’elles lui voulaient ; seulement celui d’écarquiller les yeux pour la dernière fois.
Quand vint l’heure des tequilas frappées à même la moquette, les citrons verts livrèrent leurs écorces et ce qui ne devait pas arriver arriva .
Elles rirent aux éclats, fières de leur happening ; il trouva ça moins drôle que prévu.
En un éclair il changea de couleur, son poil vira au grège sa mine se renfrogna et ses yeux s’assombrirent ; il prit un air de condamné à mort qu’elles ne décelèrent pas dans leurs élans d’allégresse.
Un lendemain plus tard elles n’avaient pas changé, il était plus que jamais incrusté dans son coin de canapé.
Les jours suivants, alors que ses copines étaient rentrées dégriser chez elles, mademoiselle s’étonna de voir son chat en berne.
D’humeur apparemment maussade il refusait presque de quitter son abri, allant jusqu’à se délester de ses poils par touffes entières.
C’était certes l’automne, mais tout de même.
Elle ne s’inquiéta pas réellement ; elle eut tort.
Son manque de vigilance et d’empathie s’avéra finalement déterminant.
Arborant une face de plus en plus défaite il refusa progressivement de manger, préférant tourner le dos à sa gamelle devenue vulgaire.
Coup de mou ou de grisou ?
Son absence d’attention et de compréhension l’empêcha de reconnaître l’état de dépression dans lequel il était tombé.
Et de fil en aiguille, de Charybde en Scylla il chuta tout au fond.
Six jours plus tard il était méconnaissable ; sa vie l’abandonna.
Elle fut triste tandis que lui était enfin soulagé de sa peine.
Les chats sont susceptibles, c’est ainsi ; encore faut-il le savoir.
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