Coup de grisou
(léger coup de mou)
En plein trajet de tramway j’ai projeté de me jeter sur les rails ; j’étais dedans donc…pas dehors donc…pas pratique !
J’étais confortablement assis l’autre matin quand soudain me vint l’envie de mourir ; je me trouvais sur la ligne qui cheminait vers le cimetière en passant non loin de l’Hornád dans laquelle j’avais autrefois souvent pêché la truite avec mon père ; à moins d’exécuter un ultime plongeon de plusieurs centaines de mètres en traversant la vitre (obstinément fermée) je n’avais aucune chance de me noyer.
Avais-je avalé trop de petites gélules multicolores pour ressentir un tel élan irrépressible d’en finir ?
J’avais surtout oublié de tenir compte d’un (petit) point de détail : en ce temps-là les tramways de Košice étaient encore électrifiés par voies aériennes et les rails (plats, si plats !) pouvaient à peine faire du mal à une mouche.
Contrariant ; un coup de plus à mon moral.
A trop me perdre dans des considérations d’ordre pratique, j’en avais presque oublié mes motivations premières.
J’étais désespéré amoindri, moralement et physiquement exsangue, sans plus d’horizon que de perspectives d’avenir ; j’étais cuit !
Je me serais bien laissé allé à verser quelques larmes sur mon sort mais offrir le spectacle d’un soulagement public n’était pas même envisageable.
Alors j’ai serré les dents et les poings et je me suis efforcé de faire bonne figure jusqu’au bout de la ligne.
Rentré chez moi, faute d’arme blanche ou rouge j’ai pu m’abandonner ; et j’ai pleuré de honte.
J’ai repensé à mes parents, tous deux miraculeusement réchappés de la Shoah , qui avaient vus d’autres rails les mener vers une fin inéluctable qu’ils n’avaient pas choisie.
Ils m’avaient élevé en me donnant l’exemple d’une droiture et d’une vaillance constamment irréprochable ; un refus de se soumettre aux aléas de la vie.
Et voilà que j’avais osé caresser l’idée de me soustraire à mes devoirs élémentaires !
Encore adolescent j’avais eu la mauvaise idée de saisir l’occasion qui m’était donnée de « visiter » le camp de Dachau situé non loin de Munich où j’ai vécu un temps ; images marquantes in vivo, aussi traumatisantes que le Nacht und Nebel d’Alain Resnais.
J’ai longtemps porté ces images avant de réaliser qu’elles s’étaient définitivement gravées dans ma mémoire ; pourquoi ?
L’inscription à même la peau avait pourtant été faite sur d’autres bras que les miens ; mais j’ai – semble-t-il – hérité de ce marquage à vif.
Je n’ai jamais arboré l’étoile , infamante pour certains revendiquée avec fierté par d’autres.
Je n’ai jamais souffert autant que ces martyrs et pourtant l’existence ne m’est plus supportable.
Je suis faible, indigne des parents qui m’ont donné la vie.
J’ai honte, à jamais.
Je les ai appelés ; pas de réponse.
Ils n’en pouvaient plus ; le temps était devenu trop pesant.
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