Mozart est là
Comme toujours ; même dans les moments les plus absurdes de l’existence…
C’était en février ; il partait en croisade, avec la ferme intention d’en revenir entièrement libre et débarrassé d’un poids qu’on voulait lui voir porter pendant douze mois.
Il avait fait son baluchon, esquissé quelques au revoir et s’était engouffré dans le tunnel conduisant jusqu’au quai.
Son train l’avait mené à bon port, et à l’heure il s’était présenté avec sa convocation, muni de sa pièce d’identité.
Dès lors il décida de demeurer mutique, sauf en cas d’extrême nécessité.
Durant ces fameux « trois jours », il ne parlerait à personne et ne se mélangerait pas.
En tirant le numéro 3, il choisit d’y voir un signe ; il parviendrait à ses fins.
Et le cirque commença, et il dut -comme tout le monde- suivre la longue chaîne de tests, des visites médicales et des entretiens.
Dès le départ, il eut véritablement l’impression de ne plus être qu’un numéro (plus du tout un homme libre), singulièrement anonyme et privé de toute personnalité.
Faisant preuve de la meilleure des bonnes volontés, il se montra aussi obéissant que patient.
Subissant les épreuves les plus ineptes les unes après les autres, il resta silencieux.
Les tests de « capacité intellectuelle » ressemblant plus à une insulte à une intelligence moyenne, il préféra continuer à se taire.
Au cours de la première visite médicale, on le mesura, le soupesa, l’estima…sans le considérer autrement qu’un corps bientôt apte au service.
De façon impromptue, Il eut son heure de gloire.
Après avoir soufflé dans un tube en verre, sorte d’embout finissant un long tuyau de caoutchouc, il le lâcha en le posant.
Mais la matière élastique, reprenant son entière liberté sans effort de mémoire, fit que le verre cassa en un mouvement inopiné.
Et de se faire traiter ouvertement de « con » !
Il ne broncha pas.
Quand vint l’heure du gobelet, en vue d’une analyse urinaire, il se trouva…à cours d’arguments.
Le contexte, les circonstances, la topologie, tout lui fut défavorable en cet instant crucial ; il devrait revenir se présenter le lendemain matin pour bénéficier d’une seconde chance.
Il faisait encore beau en cette fin d’après-midi hivernale quand il s’avéra temps de passer à table, comme dans les hôpitaux, les cliniques et les maisons de retraite où les repères temporels ont généralement tant d’importance.
Il n’approcha pas de la cantine, et fut d’ailleurs le seul à ne pas participer au festin du soir.
Désolidaire, il préféra dîner dans la cour, tranquillement assis sur un muret, sous le regard d’arbres frileusement dévêtus.
Et tout en griffonnant les feuilles de son calepin, il se reput d’un œuf dur
et d’une pomme
(Granny Smith).
Après une petite balade musicale (les écouteurs vissés dans les tympans) et digestive, il voulut se désaltérer (l’effet bourratif de l’œuf très certainement) et atterrit dans des toilettes (fort propres) où il ne croisa évidemment personne.
Quelques gorgées d’eau au robinet plus tard, reprenant sa promenade à la nuit tombante, il se surprit à sourire en se souvenant du programme -d’après repas- offert à ses camarades d’un « jour ».
La soirée ciné proposait un charmant film très aquatique et à peine pubère où deux tourtereaux faisaient connaissance dans des circonstances extrêmes dignes de l’île de toutes les tentations et des aventures en tous genres.
Sans doute un hymne à la nature, à la flore et la faune…
Tandis que sa flore intestinale
faisait sa vie, suivait son cours, il rejoignit tranquillement ses pénates d’un soir, avec allégresse et sur le larghetto du concerto pour piano n°24
de Mozart.
Tranquille, cependant, il ne le fut pas complètement avant de se trouver bien installé dans sa couche d’une nuit.
Très à l’étroit, certes, autant en largeur qu’en longueur, il eut le privilège d’être le premier couché, pour « son heure » de lecture.
Quand déboulèrent ensemble tous ses congénères, il ne put que se réjouir d’avoir pris l’option boules Quiès avec sa literie.
Sans vraiment rien entendre, il les vit gesticuler en tous sens, apparemment chahuter (façon « Zéro de conduite »
) pour le plaisir de se défouler et de se chamailler vainement ; personne ne sembla détecter sa présence.
Délaissant les images accélérées d’un film voulu muet, il retrouva son livre.
Il dormit comme il put, malgré des crampes à trois ou quatre orteils et des angoisses.
Le premier sur le pont, il avait devancé de cinq minutes le lever de six heures histoire de faire seul sa toilette dans le calme, il s’amusa discrètement en observant les autres gaillards mettre tous un sacré temps à se sortir de leurs draps dans lesquels ils s’étaient -pour la plupart- vautrés.
Incroyable, pour de tels sportifs, de se trainer autant dès le réveil !
Et la ronde reprit…
Pas plus que le dîner, il ne partagea leur petit-déjeuner.
Tandis que le peloton s’activait à manger, il avait juste prévu de continuer à digérer dans son coin en demeurant aussi transparent que peu bavard.
C’est alors qu’il revit un échappé qu’il avait entraperçu la veille.
Quelqu’un de si réservé et secret que nul autre ne l’avait peut-être remarqué en une vingtaine d’heures.
Remarquable, il l’était pourtant, et à plus d’un titre.
Tout en étant là, convoqué comme tout le monde, il paraissait complètement débarqué d’un très lointain ailleurs.
Sa présence, plus incongrue que celle d’une carpe
anonymement perchée tout en haut d’un bouleau
, ne jouait pas en sa faveur !
Difficile d’expliquer ce qui émanait de cet être ne sachant manifestement pas ce qu’il faisait en ces lieux sans risquer la condescendance.
Rien avoir avec un mépris de classe, d’origine ou de culture, tant il était moins étrange qu’étranger.
D’accord, engoncé dans ses habits, il pouvait avait l’air d’une simple buse gauche et maladroite.
Inerte et immobile, il demeurait sur place, sans toutefois donner le sentiment d’attendre un bus ou un vol annoncé d’hirondelles.
Néanmoins l’essentiel se résumait à ce qu’il n’était tout simplement pas du tout concerné par ce qui se passait ici.
A croire que quelqu’un l’avait gentiment déposé, en passant par là, la veille avec sa valise.
Et depuis, malgré la longue chaîne médicale et la succession d’épreuves, ils étaient restés collés l’un à l’autre.
Parce que voilà, pour tout avouer, le plus incroyable fut de ne jamais voir l’un sans l’autre.
Sa valise et lui toujours soudés, comme s’il ne pouvait pas -physiquement- s’en défaire.
Inséparables en dépit des péripéties un peu particulières qu’ils étaient supposés vivre.
Lui donnant l’air d’être en partance ou seulement de passage, elle ne payait pas de mine en semblant revenue du passé.
Et c’est bien cela qui faisait qu’on ne pouvait pas les ignorer, à moins de le faire exprès.
Cette valise
, comment dire ?, n’était pas en carton recyclé (pas encore à la mode), ni en laine, ni en bois véritable.
Elle pouvait aussi bien être en contreplaqué, comme en vieux cuir tanné par les ans et les aïeux de l’actuel propriétaire.
Avec sa tête de papier mal mâché, elle lui donnait une contenance…d’arbre frappé par la foudre et toujours en vie.
Si ces deux là se sont -finalement- avérés bons pour le service, c’est que l’armée était alors réellement à court d’hommes et de munitions !
L’après petit-déjeuner donna lieu à de nouvelles épreuves sur table, afin de tester la sagacité et le brio de chacun.
Des énigmes du genre « un, deux, trois, quatre, et après ? », comme des suites de dominos, permirent à tous d’exercer leurs neurones et une partie de leur cerveau.
Vint l’heure du second essai pour ceux qui n’avait pas su uriner du premier coup.
Puis la chaîne médicale repris son cours : à croire que l’examen de certains organes avait été auparavant négligé.
A l’heure du bilan final, on lui remit une planche entre les mains, sorte de récapitulatif papier des diverses pérégrinations de ses dernières vingt-quatre heures, avec la consigne de se rendre tout droit au tout dernier bureau pour validation.
Posant son regard myope (ses lunettes se trouvant ailleurs que sur son nez) au bas de la première feuille, il lut la mention « apte au service » ; son sang, en un bref aller-retour entre son cœur et son cerveau, le rappela soudain à la réalité.
Refusant de laisser passer sa chance, il prit subitement conscience que la case prévoyant un entretien avec un psychiatre n’avait pas été cochée, alors qu’il avait reconnu le premier jour, au moment de la collecte d’une foule de renseignements, des tentatives de suicides dans son pédigrée.
Se souvenant qu’il avait, lui comme tous, droit à cette ultime entrevue, il inarticula sa demande, dans un effort qui lui parut considérable après plus de vingt-quatre heures de silence absolu.
On l’entendit tout de même.
C’est ainsi qu’il se retrouva dans un couloir d’attente, debout face à deux portes.
Deux ou trois autres personnes patientaient également, scotchées à leurs coins de mur.
Ne sachant pas quelle porte s’ouvrirait, l’encourageant à entrer, il commença une intense préparation psychologique.
Peu importerait son vis-à-vis, il n’avouerait rien, tout en s’efforçant de transmettre un malaise évident.
Quand vint son tour, il sut que le premier coup d’œil du médecin, dès son entrée dans la pièce, serait déterminant.
C’est pourquoi il offrit un visage fermé et un regard vague difficile à trouver.
Une fois assis, face à cet homme barbu (son seul souvenir !), il improvisa entièrement.
Son unique souci étant de se taire tout en suggérant ce qu’il ne pouvait dire, il navigua constamment entre deux eaux.
Trouble était sa vision ; ainsi serait cette visite de fin de chaîne médicale.
A la première question concernant la raison pour laquelle il l’avait sollicitée, il fit en sorte de ne pas savoir répondre.
Afin de bien diffuser son mal-être, il conserva une expression d’animal aux abois et perdu dans ce bas monde où sa place n’était pas ; tout un programme !
De quoi émouvoir le plus sec des cœurs, y compris celui d’un psychose-machin-truc.
Celui-ci l’interrogea en lui donnant le sentiment de ne pas véritablement attendre de justification précise à leur face-à-face.
En clair, toute explication, loin de le surprendre, ne pourrait que le conforter dans son impression initiale.
Cependant, demeurant dans sa bulle, il prit soin de redoubler d’efforts pour rester aussi mesuré que vigilant.
Craignant de tomber dans un piège, il fit attention à ne pas « surjouer » son mal de vivre.
Sa crédibilité dépendant de son incapacité -supposée- à vivre en société, il se devait de laisser son vis-à-vis conclure qu’il ne pourrait -en aucun- cas supporter (voire survivre à) douze mois de bons et loyaux sévices.
Intuitivement, il avait compris que son sort ne dépendrait que de son aptitude à tenir son personnage d’inadapté chronique.
C’est pourquoi il fut un peu déçu de sentir le barbu trop vite lâcher prise.
Alors qu’il était toujours sur la réserve, l’autre s’avéra prudent, se montrant presque timoré en mettant fin à leur tête-à-tête.
Il l’entendit juste dire « Bon, mieux vaut… » ; et le reste de sa phrase se perdit dans sa barbe.
Il ressortit, après un vague et hésitant au revoir (le regard en biais), avec le cachet « exempté P3 P4 » remplaçant la mention précédente.
Suivant, tel un zombie, la consigne, il se rendit au bureau validant enfin cet avis.
Et un tampon de plus apposé sur sa feuille, définitif celui-là !
En automate, il sortit de là, quelques instants plus tard, avec son petit sac-à-dos et son passeport d’homme libre.
Quittant la caserne, il descendit la rue sans rien (res) sentir : pas plus ses pas sur le bitume qu’un éventuel bonheur à savoir son avenir dégagé de toute menace.
L’Agnus Dei du Requiem de Mozart ne l’aida pas vraiment.
Il n’était pas content, simplement vide.
Encore dans sa bulle, machinalement il marcha vers la gare.
Il téléphona brièvement, le temps de quelques mots difficilement articulés, à une amie qui accueillit cette bonne nouvelle avec allégresse.
Le cerveau en vacance, il ne sut paradoxalement pas partager sa joie.
Il se sentait toujours privé de la parole, sans pouvoir ressortir de l’état mutique dans lequel il s’était lui-même mis une trentaine d’heures plus tôt.
D’où son impossibilité à réaliser qu’il pouvait profiter -désormais- de sa nouvelle liberté.
En atteignant la gare, il n’en était toujours pas capable.
Il prit le temps de prendre son train et en chemin il se rappela à l’ordre, s’exhortant à éprouver un semblant de satisfaction ; en vain.
L’instant n’était peut-être pas idéal, à l’écoute de l’andante du concerto n°21.
Pas vraiment triste, mais sans doute un peu trop délicat et immobile ; un brin mélancolique.
Dans le bus le ramenant chez ses parents, il réussit -enfin- à se faire violence.
Une fois rentré, il dut paraître peu convaincant en annonçant qu’il était exempté.
Ils crurent d’abord à une plaisanterie et son frère, qui -lui- n’avait pu se soustraire à son devoir quelques années plus tôt, fit une légère grimace.
Une fois la porte de sa chambre refermée, il réalisa combien il avait joué avec le feu en faisant un pari impossible, à la limite de la folie
.
Jamais, pas une seconde, il n’avait sérieusement envisagé de ne pas réussir à ne pas perdre une année pour une cause aussi peu noble et légitime ; question de point de vue.
Plus tard encore, en se penchant sur le sens profond de l’ultime délibération, il eut tout loisir de s’interroger, quitte à se perdre dans d’infinis abîmes.
Son exemption P3/P4 le laissa perplexe ; pourquoi cet « entre deux » ?
Comme s’il n’était pas même apte à se couler dans une seule catégorie : soit P3, soit P4.
Soit celle qui prend acte de vrais problèmes psychologiques (genre asocial/dépressif), soit celle qui laisse très sérieusement entendre qu’un suivi psychiatrique (pour cause de maladie mentale ?) serait de toute urgence nécessaire.
De quoi envisager un avenir des plus sombres…
S’en fout la mort !
Bien assis dans son petit fauteuil
(sans orchestre, ni instruments à vent), il contempla le néant de sa verte prairie.
Recomptant les brins d’herbe (tous présents !), il examina de plus près une coccinelle
délicatement posée sur la feuille dentelée d’un bananier passant par là.
Deux présences incongrues ?
Pourquoi donc ?!…
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