Du besoin à l’envie
Hier un homme est né, hier un homme est mort ; inconsolable et jamais rassasié.
En quête de « l’inaccessible absolu », il a choisi de partir.
Inutile de verser des larmes.
Instable, il se rêvait libre ; insatisfait, il se cognait aux murs et ne cessait de briser des miroirs.
Après une reconnaissance littéraire et des publications couronnées de succès, il est tombé, brutalement frappé de l’incapacité totale d’écrire.
Comment répondre à l’attente qu’il avait suscitée ?
La rage chevillée à l’âme, il était implacable ; avant tout pour lui-même.
- « Ce que je cherche, ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le contraire : le pardon ».
Se sentant dans la peau d’un imposteur, il lui aurait fallu apprendre à ne plus s’en vouloir.
Mais selon lui, sa renommée était illégitime, comme s’il avait trompé son monde, à savoir tous les lecteurs qui l’avaient porté haut.
Les ténèbres et la mort l’ont cerné dès les premiers doutes, sans doute dès ses premiers écrits ; peut-être même avant de savoir l’alphabet !
Et de se poser raisonnablement la question : quel degré d’abattement faut-il connaître pour décider de ne plus être ?
Soit dit autrement : les suicides réussis sont-ils davantage le résultat d’une franche détermination que d’un désespoir parachevé ?
Oyez, oyez !
Qu’on se le dise (et se le répète) à mille lieues à la ronde : le suicide n’est pas plus un péché qu’un acte criminel retourné contre soi.
Suivant les cas et les points de vue des gens directement concernés, c’est un accomplissement dont l’origine est fort simple : la volonté d’en finir une bonne fois pour toutes !!
Inutile d’aller chercher midi à quatorze heures, une aiguille dans une meule de foin, ou un ours polaire en plein Sahara !
Quand tout est devenu parfaitement intolérable, il n’est plus qu’une envie, qu’une obsession : mourir.
Comme un soulagement, une ultime délivrance ; rien de plus légitime.
Reste à tous les autres, les donneurs de leçons -avec ou sans morale religieuse- aux avis souvent péremptoires, les handicapés du bulbe, les extrémistes et autres esprits chagrins à apprendre à se taire.
Ils n’y ont même jamais songé ; ils ne savent pas de quoi ils osent parler.
Tel un chameau au pôle Nord, leur avis est excessivement déplacé !
Ils ne savent pas que c’est une récompense pour services -mal- rendus par la vie.
Ils ne pourront pas mieux comprendre que c’est un être inadapté qui s’en est allé, pour incompatibilité d’humeur, en raison d’une allergie incurable.
Un moral à zéro mène-t-il nécessairement à cet ultime combat ?
Pas si « l’absence de sens » ne s’avère que passagère.
Il devient mortel lorsque l’on n’en finit plus de buter contre les mêmes non-réponses.
Pour ne citer qu’un de nos grands poètes :
« Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle. »
Ça laisse plus que songeur (même s’il est mort, naturellement, à quatre-vingt-trois ans !)…
A moins d’être en train de pousser son tout premier cri, comment ignorer que la vie n’est absolument pas drôle, sauf…de temps en temps ?!
L’idéal serait de croire, dès les premiers babillements, que si elle a peu de chances d’être un long fleuve tranquille, elle saura offrir, assez souvent, des fenêtres de plus en plus larges pour mieux s’en évader !
Les plus vernis étant, évidemment, ceux qui n’auront jamais à revenir sur cette appréciation initiale.
Cela en fera d’incurables optimistes.
Les autres, plus mal luneux ou moins chancés, devront avancer malgré un horizon bouché, voire une météo totalement désaxée.
Et de passer éternellement pour des pessimistes assumés.
Comme s’il était possible de choisir de ne voir la vie que dans des dégradés de noir, de gris ou d’anthracite !
La plupart des enfants grandissent avec les couleurs (un peu trop ?) chatoyantes de leurs jouets et des dessins animés.
Et, malgré les sorcières, les sombres forêts et les mauvais sorts jetés par des fées malveillantes, ils ne peuvent qu’espérer un avenir rassurant.
Celui que quelques uns rencontreront finalement, quand d’autres n’y parviendront pas, et certains encore moins !
Comment la mort ne pourrait-elle pas finir par séduire ceux-là ?
Quant le pire semble déjà faire partie du quotidien, comment ne pas se laisser aller à rêver à un ailleurs moins âpre ?
Rarement fonction de l’âge, le « germe » du suicide est plutôt une question de vécu.
D’expériences plus ou moins désastreuses en aléas trop rarement favorables, le futur candidat se prépare, sans le savoir ni en avoir conscience, à l’inéluctable.
Et, au cours de sa vie entière, il ne fera que repousser l’échéance.
Jamais il ne sera sûr d’être à la veille de réussir à partir ou bien de devoir tenir encore vingt ou trente ans.
Et, sa non-vie durant, persistera l’idée d’un néant imminent…
Justement !
Le néant, plus palpable que le vide, sera toujours moins abstrait que l’existence humaine qu’il n’aura pas su vivre.
Faute de talent, d’occasions, de courage -selon les médisants- ou d’envie, il perdra plus que son temps à jouer les naufragés solitaires.
Sauf que…jamais il ne jouera, trop entêté et occupé à trouver un sens à tout ce qui l’entoure, comme à tout ce qui lui semble si peu naturel.
D’où quelques murs, des chocs frontaux, de nombreux miroirs brisés et des révoltes mornées.
Et le sentiment permanent de l’inutilité de tous ses combats.
Il les mènera, pourtant, les uns après les autres, tombant, se relevant, et puis chutant encore.
Sonné comme un boxé, d’un coup de grâce au suivant, toujours plus accablé, il ne tardera pas à invoquer les Dieux et les Démons ; et ceux-ci n’auront, le plus souvent, de cesse de faire la sourde oreille afin de lui signifier son congé.
A lui de savoir interpréter leurs muettes réponses…
A l’instant de basculer dans son propre oubli, le commun des mortels finit par se retrouver face à lui seul.
A l’heure du crime, beaucoup font des bilans, certains de jolies bulles avec leur chewing-gum et d’autres, plus rarement, n’en finissent pas de recompter leurs dents.
Ils ne s’amusent pas plus à faire am stram gram qu’à piquer des colères graves sur leur bour ou leur ratatam ; bref, la roulette russe ne les tente pas davantage qu’une partie de un deux trois soleil.
Nombre d’entre eux aimeraient certainement être encore d’humeur à participer à un jeu de cache-tampon ou à « Colin-maillard », mais ils ne peuvent pas, ils n’en peuvent plus.
Tout simplement.
Ils ne supportent plus d’être la souris du chat, de se sentir constamment traqués, d’être quotidiennement martyrisés ou victimes d’un destin tout tracé.
Comme si le Hasard ne faisait plus que s’acharner à les détruire obstinément.
A chacune des heures de chacun de leurs jours, les « cadeaux » reçus de la vie ne sont alors que des marques de cet entêtement.
Avec le mécanisme insistant d’un marteau-pilon, le trou fait au cerveau ne peut être que béant et les dommages, irréparables.
Allez envisager de voir la vie en rose après ce genre d’épreuves !
Si de la répétition naquit l’ennui, l’instinct de mort ne peut découler que d’un excès de lassitude.
Quand d’autres plantent des arbres symbolisant la vie, le préposé au suicide s’en irait volontiers mourir plus discrètement.
A condition d’en avoir les moyens matériels.
Tout le monde ne dispose pas d’une piscine au fond de laquelle une noyade est possible, ni d’une arme à feu efficace et fiable pour se faire sauter le caisson ; quant aux armes blanches et à toutes les petites pilules du sommeil, rien n’est moins sûr !
Pourquoi personne ne se soucie-t-il jamais de cette forme d’extrême dénuement ?…
Thé ? Café ? Chocolat ? Chamallows ?
Voici l’heure de l’entracte ; chacun est autorisé à se détendre un bref instant.
Celui de réaliser que tout cela n’est pas bien grave et qu’il n’y aura pas mort d’Hommes.
Un seul être humain aura finalement décidé d’abréger son existence et ses souffrances, afin de mettre un point final à sa quête de sens.
Une quête sans relâche, sans fin et sans fond, et sans rien qui puisse la justifier au bout du compte !
Et de mourir en acceptant de n’être pas compris…
Un homme, un écrivain, est mort.
Stig Dagerman s’en est allé, il y a tout juste cinquante-six ans.
Rien qu’un « enfant brûlé », peut-être ?…
Qu’on se le…lise !
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