Elle s’ennuie…
Pas tout le temps de chaque jour.
Suffisamment, cependant, pour en souffrir.
Cela tenait souvent à rien, pour ne pas dire à pas grand-chose.
Quand elle prenait un livre, souvent elle se passionnait, puis il finissait -moins de deux heures après- par lui tomber des mains.
Elle s’en voulait tout d’abord, et, de guerre lasse, cessait de s’en rendre responsable.
Après tout, si ce livre n’était pas assez bon…
C’était un peu pareil avec ses autres distractions.
Elle avait, par exemple, commencé bien des puzzles et n’en avait jamais fini aucun.
A chaque fois, ramenant un nouveau sujet méticuleusement choisi, elle rentrait chez elle pleine d’espoir et d’impatience.
Elle prenait le temps de s’installer sur une table assez grande et de choisir la musique adéquate (Schubert et Mozart avaient ses faveurs lors de cet exercice).
Après s’être munie du support en carton taillé aux dimensions précises (pour un puzzle de 2000 ou 3000 pièces, mieux valait être bien équipée), elle commençait à faire le tri.
Mettre de côté les quatre angles et « les bords », puis, en fonction de la photo (image, peinture, dessin…), sélectionner les pièces d’un ciel plus ou moins bleu et nuageux, celles de « la verdure », ou de la mer, de la neige, de la montagne ou du drapé d’une robe.
Elle faisait plein de tas qu’elle finissait par abandonner là au bout de plusieurs jours ; et la poussière tombait.
Même son enfant n’avait pas manqué de l’ennuyer en de moins de sept années.
Le genre de chose impossible à avouer pour une mère ; et pourtant…!
Passé le temps des biberons, des couches et des premiers babillages, elle avait eu du mal à maintenir son attention.
Elle avait donc fait semblant, et personne d’autre que sa fille ne s’en était rendu compte.
Tout en l’aimant, elle ne pouvait s’empêcher de trouver qu’elle prenait trop de place dans sa vie, simplement parce qu’elle en était responsable, alors qu’elle s’en serait bien passé.
A quinze ans, l’idée de la maternité l’avait bien taraudée, mais cela n’avait pas duré plus de deux ou trois saisons.
Quand, une fois mariée, quelques années plus tard, elle était tombée enceinte, elle s’était dit que cela faisait fatalement partie des aléas de l’existence.
Lorsque l’enfant parut, elle improvisa, jusqu’à ne plus en éprouver l’envie.
Elle se sentit alors manquer de force ou de courage et de toutes les autres qualités que les mères sont censées posséder.
Alors, elle avait commencé à dériver un peu.
Le nez presque collé à la vitre de sa chambre, elle pouvait passer des heures à regarder et écouter la pluie tomber.
Et elle tombait, souvent, dans sa trop verte région de Normandie.
De son côté, sa fille grandissait sagement, la dérangeant le moins possible, jouant ou peut-être bien rêvassant aussi.
L’instinct maternel de plus en plus éteint et le moral en berne, elle ne manqua pas de s’offrir une petite dépression hivernale qui dura un peu plus d’une saison.
Son mari s’inquiéta, quand il en eut le temps, et lorsqu’il remarqua les traits singulièrement tirés de sa chère et tendre.
Il voyageait beaucoup, à l’étranger souvent, et n’avait pas tout à fait conscience de l’état critique de sa femme, accaparé qu’il était par son travail, qui l’abonnait à un absentéisme confiant.
Passées les premières années du mariage, étant assuré de ses sentiments et de ceux de son épouse, il n’avait pas de raison de craindre ce que tout mari peut redouter, exceptés les suffisants et certains inconscients.
Et tandis que sa carrière prenait de l’élan, son allant n’en finissait plus de lui donner des ailes.
Un beau matin, où il ne pleuvait pas, elle ne voulut pas se lever.
En panne sèche d’envie, pas même celle de continuer à sauver les apparences, ne serait-ce que pour sa fille.
Simplement trop lasse pour poursuivre sa route déjà toute tracée.
On fit venir un médecin qui voulut la faire hospitaliser.
Elle refusa.
Bien qu’alarmé par l’état général de sa patiente, il ne put que la convaincre d’accepter son ordonnance.
Elle prit le pli d’avaler une petite pilule tous les matins en buvant son jus de pamplemousse.
La pilule se révéla plus amère que prévue quand elle réalisa son effet…« désappointant ».
Au lieu de lui faire voir la vie en rose (malgré une teinte vert pâle), elle l’incommodait systématiquement.
Son système gastrique ne la supportant pas, elle dut se résoudre à s’en priver, sans réel regret et sans en informer le médecin.
Elle avait quand même perdu treize kilos en trois mois, alors qu’elle n’en avait nullement besoin.
S’ensuivit une longue et douloureuse période où tous ses membres la torturèrent, où tous ses muscles -ceux qui lui restaient- appelaient à l’aide, à la rescousse, asphyxiés et amenuisés.
On la soigna, la gava, l’aidant à reprendre sept kilos lors des huit mois suivants.
Elle put enfin se relever seule de sa baignoire sans se mordre les lèvres, juste pour retenir un cri de douleur.
Alors qu’elle se déplaçait à nouveau chez elle sans trop souffrir, ses côtes flottaient encore sous sa chair.
De temps en temps, pour se distraire, elle s’amusait à les recompter par paire de une à douze, puis à rebours.
Retrouvant une certaine autonomie domestique, elle émit le vœu de sortir se promener ; dans le jardin, d’abord, où le printemps accomplissait nouvellement son miracle annuel, puis au-delà.
Elle s’offrit quelques promenades avec sa fille, toujours aussi patiente et muette et adorablement discrète.
Sa mère lui revenait et avec elle l’espoir de moments d’abandon et d’élans de tendresse.
Cette embellie ne dura qu’un temps.
Celui de retrouver ses marques, ses habitudes, puis de s’ennuyer à nouveau.
Mortellement !
Et ce mortel ennui lui donna des idées.
Au fur et à mesure qu’elle le sentait s’appliquer à coller aux parois (sans oublier les sous-pentes) de son cerveau, elle se mettait à songer à toutes celles, bien avant, qui l’avaient trompé, d’une manière ou d’une autre.
La lecture, puis les puzzles ne l’avaient pas satisfaite, ni la musique, ni les balades, ni son enfant, ni rien ni personne, ni son époux toujours en partance ou sur le point de rentrer.
On lui suggéra de prendre un amant.
Un amant ? Pour quoi faire ?
Et puis où le trouver et comment le choisir ?
Et s’il se révélait rapidement plus encombrant que son propre mari, tout en étant plus ennuyeux ?
Finalement trop à perdre et bien trop fatigant pour un esprit comme le sien !
Et ce n’était pas de cela que son cœur était privé.
Dans un excès de lucidité, un jour elle comprit qu’elle n’avait jamais cessé d’avoir besoin de se sentir utile ; telle la plupart des êtres humains, en somme.
Ses parents l’avaient élevée et aimée, comme s’ils avaient pratiqué une activité sportive supplémentaire.
Un homme l’avait épousée.
Sa fille, tout en grandissant, patientait toujours.
Si seulement son instinct maternel avait su perdurer !
Au lieu de se sentir pleinement fille, épouse et mère, elle ne percevait que le vide d’une vie en perpétuel devenir.
Or, elle n’avait plus vingt ans, et sa trentaine était largement entamée.
Elle devinait confusément des tas d’urgences, sans savoir y remédier.
Et le manque de discernement risquait bel et bien de devenir aujourd’hui sa plus grande faiblesse et de la mettre définitivement en péril.
Comment tromper l’ennui, sans se tromper soi-même ou se mentir, ni se fourvoyer encore ?
Elle avait toujours été solitaire et, de tous temps, cela lui avait paru illustrer son état naturel.
Impossible, cependant, de se vouer aux autres en restant dans son coin.
Et puis, sans le faire exprès, elle retrouva les premiers cahiers de son « journal intime » qui n’avait rien de personnel, ni de passionnant, mais qui lui rappela qu’elle avait aimé écrire, comme ça, au fil de la plume.
Peut-être l’envie de raconter des histoires, voire d’en inventer ; qui mieux que des enfants pour se laisser conter ?
Elle s’essaya dans cet exercice et se surprit non seulement à y prendre grand plaisir, mais surtout à se relire sans éprouver l’irrépressible envie de tout déchirer d’un grand geste.
Elle travailla, elle y prit goût, écrivant trois histoires en l’espace d’un sommeil qu’elle s’était refusé de bonne grâce.
Quelques jours plus tard, après diverses corrections, elle avait pris son élan pour proposer à sa fille la lecture de l’un de ses contes.
La surveillant, pour la toute première fois, du coin de l’œil, elle l’avait vue attentive et apparemment captivée.
Une vraie découverte, pour l’une et l’autre !
Que pouvait-elle attendre de ce premier test encourageant ?
Quels espoirs raisonnables lui était-il permis d’entretenir ?
Elle ne manqua pas de se rêver écrivain, tels George Sand, Maupassant, Balzac ou Flaubert, publiant au fil des ans des contes, des nouvelles et des romans qui deviendraient intemporels.
Et puis, décidément…non !
Elle continua à écrire, elle continua à essayer, manqua d’inspiration, mais voulut s’entêter.
Elle le fit si bien qu’elle finit par s’écœurer toute seule.
Puis le dépit et la désillusion ; la lassitude lui revint de plus belle.
Et son cortège d’ennui ne tarda pas à la rattraper en pleine gloire mornée !
Aux dernières nouvelles, elle cherchait encore à se divertir en apprenant à se tirer les cartes.
Bientôt, elle saurait enfin ce que l’avenir lui réservait…
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