6 x 7 = 58 (!)
Assis sur le même banc depuis des heures à observer la façade, il avait eu le loisir de s’y incruster le fessier tout en détaillant chaque balustrade chaque balcon chaque fenêtre.
Le temps était clément, il était bien couvert ; il s’était préparé à une longue attente, tout disposé à prendre racine autant que son mal en patience pour la plus belle de toutes ses causes.
Sept fenêtres par étage , le compte avait été vite fait ; le sixième sous les toits le rendit un brin nostalgique de ses années d’étudiant…
Il se prit à repenser à sa chambre de bonne, à ses neuf mètres pas très carrés -la pente du toit, les combles aménagés, les coins- qui lui donnaient assez souvent l’occasion de s’assommer par mégarde.
C’est aussi par inadvertance qu’il avait fait sa connaissance.
Lors d’un ravitaillement en eau à l’étage du dessous, son bidon de vingt litres et lui l’avaient heurtée dans l’étroit couloir menant au lavabo tout au fond.
Faute de source naturelle et de robinetterie adaptée dans sa chambre de jeune travailleur (un foyer supposé réservé aux entrants dans la vie active !)…en faculté, il devait descendre remplir tous les deux jours « sa » bonbonne gracieusement prêtée par le pharmacien de ses parents dont le fils avait été l’un de ses (piètres !) élèves en cours particuliers de maths durant plusieurs mois.
Plus doué pour commenter les Championnats du monde de que pour jongler avec les calculs matriciels.
Cette « relation » s’était finalement révélée utile, lui permettant ainsi de se laver les mains et les dents au-dessus d’une bassine de cuisine (vivement colorée) qu’il devait aller vider à l’étage supérieur dans une cuvette de toilettes d’une tenue assez douteuse.
Grâce à cette installation sommaire en bord de table (bassine posée sur une chaise bien stable), il pouvait également se désaltérer sans efforts ; le luxe suprême !
Et donc, ils s’étaient une première fois rencontrés sans véritablement se voir ; une faible luminosité due à une ampoule 25 W mal embouchée les avait privés de tout éclair.
La partie fut en quelque sorte remise deux jours plus tard, dans la file d’attente du resto U…où ils ne se virent pas davantage.
Ce n’est qu’attablés par hasard à un mètre l’un de l’autre qu’ils se reconnurent !
La décoration de cette cafétéria était assez sommaire : quelques plantes (du style feuilles de bananier ) plus ou moins verdoyantes et des jardinières disposées près des parois vitrées.
En y repensant il aurait bien imaginé manger sur des sets de table en accord parfait et du plus subtil goût ; mais non, leur université ne faisait pas dans ce genre de recherche esthétique !
Le lien avec les souvenirs précis de leur premier tête-à-tête (ou presque) se fit en dénombrant les potées fleuries en bordure de balcons …
Fleurs (sans couronne) et ferronnerie ; la du ‘58’ était peut-être dans l’art du camouflage et de la mystification, à grand renfort d’ornements en tous genres.
Cela faisait des heures (il ne les comptait plus) qu’il attendait un signe ou un simple mouvement provenant du trottoir d’en face.
Il venait à peine de prendre conscience que l’air s’était bien rafraîchi quand il vit s’arrêter au pied de l’immeuble une drôle de voiture .
Sans portes ni permis (certainement !) cette voiturette à moteur électrique (sans doute, sûrement…) éveilla largement sa curiosité au point de le faire se lever d’un bond, histoire de se réchauffer au rythme de la musique qui passait à cet instant dans ses écouteurs.
Un vieux classique des années 70’S entre la pop et le disco ; un mélange improbable difficile à définir, entre Anita Ward et…Daniel Guichard (ça existe !).
Le temps d’apercevoir deux sacs de courses s’extirper du véhicule, son sang ne fit qu’un tour et l’obligea à se rasseoir fissa.
C’était elle, il en était sûr ; il avait seulement entrevu deux jambes au milieu des provisions et le tout s’était engouffré dans l’immeuble, le laissant hébété.
Quelle idée aussi de tenter de revenir sur les traces d’un passé aussi lointain qu’inabouti !
Il mit un long moment à réaliser sa bêtise, tant sa tête se mit à tourner.
Que diable était-il venu chercher jusque-là ?
Pourquoi commettre l’erreur impardonnable de refaire l’histoire qui n’a jamais existé ?
Ils s’étaient rencontrés autrefois, avaient sympathisé et rien de plus.
Amours défuntes avant que d’être nées…
Pas de quoi alerter les générations suivantes.
Ayant repris ses esprits, il réalisa aussi qu’il se trouvait en face du bâtiment historique de la célèbre moutarde Bornibus (maison fondée en 1861 !)…dont il ignorait l’existence le matin même (!)
Sa journée n’avait pas été entièrement perdue, il avait appris quelque chose d’important.
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