Lune de miel
200.
Il m’avait dit deux-cents et j’ai compris deux sangs quand il parlait de sang.
De celui qui ne manquerait pas d’entacher notre « amour impossible ».
Cette formule toute faite qu’il aimait tant répéter inlassablement était sujet de débat.
– Pourquoi impossible ?
– Parce-que notre amour est hors-norme, parce-que nous ne sommes pas autorisés à nous aimer, encore moins à nous unir.
– De quelle autorisation as-tu besoin ?
– Tu sais bien que nos religions ne sont pas compatibles.
– Tu sais bien que toi seul t’invente cet interdit.
Et c’était reparti pour un autre tour de piste, pour une autre discussion vaine.
Et de m’entendre rappeler que sa famille n’accepterait jamais une « goy » ; il y avait eu un précédent mais la future mariée s’était hâtée de se convertir avant d’entrer dans la synagogue ; des mois d’enseignement fastidieux que je n’étais pas prête à subir, pas même par amour.
Pas plus croyante que pratiquante dans ma propre religion de naissance je ne voyais pas pourquoi je devais me mettre à fréquenter un nouvel édifice religieux alors que je n’étais jamais allée à la messe, ni à confesse !
Avec son sens de l’humour et de la provocation il m’avait offert un jour un tee-shirt que je n’ai évidemment jamais porté.
J’avais toujours respecté sa foi, m’en tenant simplement éloignée ; quelle ne fut pas ma stupéfaction quand, un soir où nous avions certes un peu trop bu et fumé, il m’avait dit « Banco ! On se marie ».
Lui qui en était encore à acheter des bougies blanches toutes moches (généralement éméchées) sous prétexte qu’elles étaient « casher » (saignées différemment ?!) venait soudain de faire un grand pas.
Incrédule je n’ai pu m’empêcher de lui demander si son offre sous-entendait un mariage uniquement civil.
A sa réponse affirmative il apporta une précision : « Je nous donne exactement deux-cents jours avant notre apocalypse , soit à peu de choses près six mois et dix-sept jours ».
Je suis restée muette.
Deux jours passèrent avant qu’il n’aborde à nouveau ce projet de mariage.
Il me parla d’éclipse totale de la lune qui suite à un alignement avec la Terre et le Soleil réapparaîtrait en passant dans la pénombre de notre bonne vieille planète.
Je n’y ai strictement rien compris et -surtout- pas le rapport avec nous.
Je n’ai pas été souvent demandée en mariage, mais j’imagine sans peine que d’autres l’ont été de façon plus classique.
En dépit du bon sens j’ai répondu « Publions les bans », trop curieuse de savoir où cela nous mènerait ; amoureuse aussi.
Les préparatifs furent écourtés du fait d’un nombre d’invités restreint : de sa famille ne répondirent présents que sa mère une tante et deux cousins ; les miens, pour la plupart non croyants, furent un peu plus nombreux.
A mon grand étonnement il choisit un costume de marié civilement orthodoxe dans lequel il n’était pas vraiment à son aise.
Je ne fis guère mieux que lui avec cette robe ; non je plaisante, j’étais beaucoup moins crémée que le gâteau, moins froufrouteuse aussi.
La cérémonie dura à peine dix minutes, le temps de nous dire « oui » et des signatures.
Le repas de noces, dix-huit à table, fut distrayant.
Aucune malédiction ne pesa sur nous ; notre union dura officiellement cent-cinquante jours (presque cinq mois) et nous fûmes heureux.
Nos « deux sangs » prétendument incompatibles firent bon ménage avant que mon mari ne se laisse influencer par des oracles familiaux plein de savoir .
Et notre lune vit rouge virant au fiel.
Notre petit pot de miel envahi de bourdons perdit de sa douceur.
Il fallut nous séparer, nous dissoudre, alors que nous nous aimions.
Les paris stupides s’avèrent souvent perdants…
(Carton…d’invitation à réfléchir)
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