Allô paman, bobo (!)
Ce soir j’ai quatre-vingt-treize ans, l’âge d’être grand-père.
Je ne le deviendrai jamais ; je n’ai pas été père.
Autant tout de suite dire que c’est sûrement un mal pour un bien.
Ma plus grande non-œuvre, en quelque sorte !
C’eut été un désastre, un vrai naufrage, avec femme, enfant(s) et petit(s)-enfant(s) passés par-dessus bord.
Des vies sauvées, finalement.
Et de me féliciter -clairement- de n’avoir entraîné nulle autre âme dans ma dilution.
Avec des petits-enfants, sans doute aurais-je pu donner, un temps, le change.
Risette à gauche, risette à droite ; à cheval sur le baudet, façon Hugo ; tout l’art de devenir grand-père ne me serait pas venu aussi facilement, mais quelques menus efforts ne m’auraient pas semblé hors de portée.
Jusqu’au jour où, l’inquiétude me rattrapant, j’aurais sans doute craint pour leur avenir.
Une paille en regard de ce qu’auraient été mon angoisse et mon affolement en essayant d’élever un ou plusieurs de leurs parents !
Comment bien faire, tout en n’ignorant pas que nul ne peut y parvenir ?
Tous les parents du monde (j’oublie sciemment les « indignes », même malgré eux) font tout leur possible pour donner le meilleur à leurs enfants.
Ils proposent, ceux-ci disposent comme bon leur chante.
Avec le sentiment que leur sacrifice est juste un don, un cadeau allant de soi.
Sans espoir de retour et avec la conscience de ne jamais en être remerciés.
L’ingratitude des enfants est, par définition, inéluctable, pour ne pas dire légendaire.
Bref, d’une manière ou d’une autre, elle finira -forcément !- par pointer le bout de son nez.
Dans certains cas, les dommages collatéraux ne s’avèrent pas irrémédiables.
Et la vie suit son cours.
Le mieux étant supposé être l’ennemi du bien, comment se contenter d’élever ses enfants à peu près, en essayant de leur inculquer le goût de la libre pensée, et tout en…ne manquant pas de les « encadrer », histoire de leur apprendre quelques bonnes règles de vie en société ?
Soudain l’image d’une laisse me vient à l’esprit.
Ni trop courte, ni trop longue, afin de ne pas entretenir de fausses illusions.
C’est ignoble et inhumain ; je sais bien, merci !
Il n’empêche que c’est, parfois, en voulant trop bien faire que l’on pervertit ses propres enfants.
Trop libres, ils s’égarent, trop opprimés, ils se révoltent.
Dans tous les cas, ils vous en veulent, plus ou moins.
A coup sûr, au moment de désigner les coupables, j’aurais hâtivement levé les deux mains, avant de me frapper violemment la poitrine.
Mea culpa, mea culpa ; c’eut été inévitablement ma très grande faute !
N’ayant pas même réussi à élever un animal -dit- domestique, je ne vois vraiment pas comment j’aurais pu mener à son terme…l’accomplissement d’un enfant.
Je ne crois pourtant pas manquer d’imagination…
D’autre part : comme a -plus ou moins- dit Khalil Gibran (dans « Le prophète ») : « nos enfants ne sont pas nos enfants, ce sont les enfants de la Terre ».
Et avec ça, ne perdez jamais de vue qu’ils vous quitteront nécessairement un jour prochain !
Ayez des enfants !!…
Un été, au siècle dernier (!), mon chemin croisa celui d’une femme enceinte jusqu’aux yeux, ainsi que l’on a coutume de dire.
Ses yeux gris anthracite ne me parurent pas spécialement bouffis ; à quoi bon perpétuer ce genre d’idée reçue ?
Bref.
Point de canicule en vue ; elle avait pourtant constamment chaud.
L’eau glacée la désaltéra un temps, puis vint celui des cônes et des esquimaux, à la fraise ou à la vanille, exclusivement !
Elle s’essaya aussi au maniement de l’éventail japonais (made in Taïwan !) et finit par se résoudre à prendre réellement les choses en mains, le taureau par les cornes et la direction des opérations en attendant le jour de l’accouchement.
A j-3, sûre d’elle, elle m’invita à l’accompagner à un spectacle de danse sur glace.
Il s’agissait de la tournée post-olympique et mondiale.
C’était la grande époque de Dorothy Hamill et Dianne de Leeuw, John Curry et Vladimir Kovalev, sans oublier l’éternelle Irina Rodnina qui patina durant un siècle et demi en épuisant deux partenaires différents !
Jusqu’à l’entracte (afin de resurfacer la patinoire), la fraîcheur fut de mise.
Nous avions eu le loisir d’applaudir quelques ballerines sur lames qui avaient ouvert le spectacle, puis tous les récents médaillés, d’argent et de bronze.
J’étais assez impatient, prenant de plus en plus goût à un sport dont j’ignorais presque tout la veille, de voir apparaître les meilleurs d’entre tous.
La glace à peine refaite, Agnès m’annonça, entre deux battements d’éventail, qu’elle venait de perdre les eaux.
Nous ne vîmes jamais Dorothy Hamill faire son entrée.
Le temps d’un rire aussi moqueur que dubitatif et je commençais à paniquer.
Elle, au contraire, fit en sorte de se lever le plus discrètement possible pour ne pas déranger, et attendit que nous soyons dans le hall pour s’affaler légèrement.
Son mari étant en perpétuels déplacements, elle n’eut personne à prévenir (les portables n’existaient pas, alors) avant l’arrivée d’une ambulance quelque peu apathique.
Elle eut à peine le temps d’être allongée en salle de travail, que venait au monde…Dorothée, la bien nommée.
Quatre kilos trois cents de chair, de sang et de cris en rafales.
Tout le monde se portait bien ; c’était bien là l’essentiel.
Le mari -et nouveau père- ne fit sa réapparition que cinq jours après, d’où quelques problèmes administratifs pour déclarer la naissance de son premier enfant.
Juste le temps pour moi de m’éclipser définitivement.
Je n’ai jamais revu Agnès, pas davantage sa fille ; quant au jeune père…
Mon petit écran noir et blanc me donna l’occasion, quelques mois plus tard, de voir enfin Dorothy Hamill en action.
« Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime quelconque,… » et…
…je retourne en enfance !
A l’époque où ce cher Hugo me permettait de tuer le temps sur le chemin de l’école, quand il me fallait pédaler à toute berzingue, pour cause d’éternel retard.
Plus tard, d’autres « classiques » me motivèrent aussi (histoire de varier les plaisirs) ; des extraits théâtraux notamment.
Mais je dois bien avouer qu’au rayon poésie, Totor est sans doute demeuré mon favori.
Ce que l’on peut être sentimental, étant jeune !
Et de penser, soudain, que je viens de dépasser d’une décennie l’âge de sa dernière heure.
J’en reste presque sans voix, et assurément sans descendance, contrairement à lui.
A quoi me sert d’avoir atteint cet âge quasi canonique flirtant dangereusement avec mon premier (!) siècle ?
En d’autres termes : qu’ai-je donc fait de ma vie ?
« J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs… »
Voilà que ça me reprend !
Veni, vidi, mais ai-je vraiment vixi ?…
Je n’ai pas connu la peine d’enterrer un enfant.
J’ai fait ce que j’ai pu ; le plus joyeusement possible, malgré tout.
J’ai beaucoup voyagé par la pensée, à travers le monde également.
J’en ai rapporté plus d’images et de souvenirs que de photos ou de cartes postales.
Je me suis même offert le luxe de vivre trois ans en Papouasie-Nouvelle-Guinée, juste pour parfaire mon Anglais, dans des eaux plus océaniques.
J’en ai profité pour apprendre quelques mots de Tok pisin, afin de me fondre davantage dans le décor.
J’y avais trouvé meri qui avait déjà un pikinini.
Mais elle finit par se lasser de mes absences à répétition.
J’étais pseudo journaliste pour une feuille de chou de Lae (située à environ trois-cents kilomètres au nord de Port-Moresby), et bénévole le reste du temps dans un hôpital de brousse.
A mon cinquième séisme, je décidai de mettre les voiles et de rentrer définitivement sur le Vieux Continent.
Deux ou trois adieux déchirants furent le prix de mon abandon.
C’est ainsi que j’ai commencé à renoncer à mon plan d’évasion qui était censé me mener loin de moi-même.
Sur le chemin du retour, j’en ai -tout de même !- profité pour faire quelques escales : d’abord l’Australie (évidemment), puis la Thaïlande et l’Inde, le Qatar, la Turquie, la Hongrie, la Suisse et…Besançon me revoilou !
Finalement, je suis bisontin depuis plus d’un demi-siècle.
Besançon, son histoire (quelques vestiges gallo-romains) et sa citadelle (merci Vauban ; toujours lui !), sa qualité de vie, ses plantes vertes et sa température extrêmement tempérée.
Tout juste de quoi m’enrhumer, hiver comme été !
Rien d’étonnant si tout espoir de sérénité s’est envolé et si chaque nouveau printemps ne me met pas en fête.
D’aucuns diraient que je suis quelque peu blasé.
Que nenni !
Une chose est sûre : faute d’un mode d’emploi, je n’ai presque rien compris à La Vie !
Comme tout le monde -j’imagine- j’ai cherché à percer le mystère et le sens de tout cela et à découvrir ce que j’étais venu faire dans cette galère !
Sans oser parler de « bagne terrestre », je ne puis considérer mon humble expérience comme une sinécure.
Il y eut des hauts, aussi rares que vertigineux, et des bas.
L’appel du vide ne m’est pas inconnu.
Aujourd’hui, vu mon grand âge, je peux en rire, comme en pleurer.
Mieux vaut en rire, pour faire meilleure figure !
Et surtout pour ne rien regretter.
Ai-je bien assez vécu ?
Bien assez ; sans le moindre doute, puisque je cours le risque de devenir centenaire.
Bien ?…
Il y aurait, inévitablement, matière à débattre entre tous mes mois, faute d’autre combattant.
Trop d’émoi en perspective !
Je ne suis même pas certain de vouloir y porter le moindre intérêt…
Dans le doute (et le Doubs !) je vais demeurer jusqu’à la fin du temps qui m’était imparti.
C’est étrange, je repense ce soir à Agnès et sa fille, et à Dorothy Hamill dont toutes les paires de patins ont dû s’oxyder depuis belle lurette…
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