
Le vol planant
En plein vol, le milan noir nage gracieusement dans le ciel.
Il plane longuement, non sans une certaine nonchalance.
Elle aimait rêvasser ; c’était presque de notoriété publique.
Depuis son plus jeune âge elle avait pris l’habitude de s’abandonner souvent, allongée sur son lit, les bras le long du corps et les mains ouvertes.
Sitôt rentrée de l’école, délaissant son cartable et ses devoirs qu’elle ferait plus tard, elle rejoignait l’empire des songes, oubliant deux fois sur trois de goûter.
Aussi, à l’heure du dîner, il fallait fréquemment la rappeler à l’ordre.
Ses parents n’avaient pas la moindre idée de ce qui l’occupait tant.
Elle était polie et très bonne élève ; juste un peu trop rêveuse, peut-être.
En grandissant, cette tendance se confirma.
Ses lectures et les films qu’elle était autorisée à voir ne firent que l’encourager à tenter l’évasion.
Comme elle n’était pas du genre à fuguer, elle fuyait droit devant, dès que la porte de sa chambre était refermée.
A peine allongée, elle n’était déjà plus là, comme transportée dans un autre monde.
Ses voyages, alors, n’avaient pas de limites.
Rien ne les régissait, pas plus la logique que la morale.
Elle semblait se laisser conduire les yeux fermés, suivant le vent.
Un jour, un soir -la nuit était peut-être tombée-, elle fit la connaissance de Rodolphe.
Il était beau, il était grand, ne sentait pas le sable chaud, et il avait déjà vingt ans.
Ainsi qu’une héroïne de roman, elle bascula en un instant.
Elle repensa furtivement à celles qu’elle avait tant aimées et qui l’avaient bouleversée.
Et quand son pouls s’accéléra, lorsque son cœur se mit à battre la chamade, elle les oublia toutes en s’offrant, tête la première, un plongeon dans ses yeux pers.
Il savait, cependant, les rendre bleu turquoise, en souvenir des mers du sud où il avait grandit.
Il lui fit cadeau d’un ormeau, tout de nacre vêtu, et d’un triton à bosses ; un mollusque dans lequel il lui apprit à entendre le vent, la mer, son flux et son reflux.
Simplement, elle en profita pour lui inventer une jeunesse de triton flanqué de sirènes.
Même iodées, elle ne tarda pas à boire ses paroles qu’il savait accompagner d’une voix plus suave que sensuelle, afin de ne pas trop l’impressionner.
Mais elle l’était suffisamment pour réussir, sans ciller, à gober tous les mollusques de toutes les mers et tous les océans.
Des perles de nacre plein les yeux, elle n’eut aucun mal à entrevoir un éclat d’une toute autre brillance.
Un beau jour, ou peut-être une nuit, les yeux pers reflétèrent pour elle un avenir hors de prix.
Sobrement, avec des effets miroitants, il lui conta une histoire de joaillerie.
L’image qui lui fut renvoyée était celle du plus pur et précieux des diamants.
Du plus dur à acquérir, également !
Il n’était pas plus caché dans la Tour de Londres qu’en train d’étinceler derrière une des vitrines du palais de Topkapi.
Non.
Il était tout simplement gardé secrètement dans l’un des coffres d’une banque suisse.
A Genève, évidemment.
Officiellement, il appartenait à un riche sultan d’un grand pays arabe qui ne l’avait vu -de ses yeux vus !- qu’une seule et unique fois dans sa vie ; le jour de la mise en quarantaine du joyau.
Quel dommage de se priver quotidiennement d’un si beau spectacle !
Par excès de prudence ou bien par manque de (bon) goût ?
Rodolphe n’éprouva pas de difficulté particulière à lui transmettre son désir contagieux.
Et pas davantage pour la convaincre qu’ils ne devaient plus tarder à agir avant la fonte de tous les glaciers de toutes les banquises situées entre le nord et le sud du globe terrestre.
Il avait -bien sûr- un plan qu’elle trouva -forcément- formidable.
De l’air, de l’air et de la hauteur !
C’était ce qui leur fallait en priorité.
Il passa trois mois à lui apprendre la maîtrise d’un minuscule et silencieux ULM (biplace), capable de se mouvoir dans toutes les positions.
Elle était aux anges à chaque fois qu’ils planaient côte à côte et ne s’étonnait pas de sa faculté à voler, en dépit de sa jeunesse maritime.
Qu’importait ; plus près de lui et plus haut dans le ciel, elle ne pouvait qu’exulter !
Le moment vint de peaufiner tous les détails de l’opération.
Sa confiance en lui étant absolue, elle se mit mentalement en mode automatique, et son cœur fit le reste.
Il s’assura qu’elle connaissait -parfaitement- son plan de vol qui consistait, une fois le largage de Rodolphe effectué, à exécuter des ronds en haut, c’est-à-dire à faire la danse du cercle.
Elle tournerait, tournerait, en l’attendant.
La nuit N (plus pratique, car moins visible qu’en plein jour J), tout se déroula au mieux.
La lune ne faisait que renaître ; le temps était clément, pas davantage de vent que de pluie.
Le moteur était si silencieux qu’on aurait pu entendre une mouche voler à côté de l’appareil ; mais aucun volatile n’avait opté pour une nuit blanche cette fois-là.
Le bâtiment faisait seulement vingt-et-un étages, avec, en contrebas, une splendide pelouse et des massifs de fleurs, le tout donnant sur un petit lac.
L’un des parterres, circulaire, était exclusivement composé de roses blanches et rouges rappelant furieusement le drapeau de la Confédération ; charmante attention !
Né triton, Rodolphe avait su devenir acrobate et équilibriste ; il avait aussi appris la descente en rappel, à ses heures.
C’est, cependant, à mains nues -façon Spiderman, mais sans toiles- qu’il descendit le long de la façade afin d’accéder au dix-neuvième étage.
Seulement deux niveaux ; vraiment pas de quoi battre des records.
L’essentiel étant, cette nuit-là, d’être vif et efficace, il ne s’en soucia guère.
Comment avait-il réussi à neutraliser le système de sécurité d’une banque suisse de cette importance ?
Elle ne le sut jamais.
Toujours est-il qu’il se faufila prestement par un vasistas et sut admirablement rejoindre la galerie recélant le trésor convoité.
Il avança à pas de loup, la torche à la main, tel un Lupin des temps modernes.
Aucun veilleur de nuit ; la technologie basée sur le procédé des rayons lasers croisés suffisant amplement.
Mais apparemment pas toujours.
Un petit compas pour inciser délicatement un grand nombril dans la vitrine et le tour était joué !
Il n’éprouva aucune difficulté à faire le trajet retour, à ressortir par la même lucarne, puis à se hisser jusque sur le toit.
Mais l’ULM n’était plus en vue.
Il attendit, puis s’impatienta.
Une petite envie pressante l’occupa un moment, le temps de trouver le bon endroit, la bonne gouttière.
Plus d’une heure était passée ; l’aube commençait à poindre, ainsi que l’on a coutume de dire.
Mais que diable avait-elle pu aller faire au lieu de tourner en rond dans le ciel ?!
Elle était naturellement allée dormir.
A son âge, quoi de plus normal quand on a cours le lendemain ?
Heureusement pour lui, son image la réveilla en sursaut.
Etait-il toujours temps de reprendre les airs pour retourner le chercher ?…
Vêtue de son pyjama à lapins bleus, elle rejoignit rapidement l’aéronef à moteur qu’elle avait négligemment garé en double file et s’envola.
A un léger détour près, elle retrouva sans problème le chemin de la banque, le toit et le gentleman cambrioleur qui montra quelques signes d’exaspération en grimpant à bord.
Mais bon !
Il sut vite se confondre en excuses ; elle ne chercha pas à justifier son retard.
Tout le monde parut content.
De retour dans sa chambre de jeune fille, il sortit de sa poche un carré de velours.
Et le joyau apparut dans tout son éclat.
Le bijou la fit tant cligner des yeux qu’elle crut ressentir le décollement de ses rétines.
Un instant aveuglée, elle parvint à accommoder sa vision de l’objet de leurs convoitises et ne put qu’admirer la lumière qui semblait jaillir des cinquante-huit facettes (qu’elle ne recompta pas).
Elle s’avoua que le tout faisait finalement quelque peu…tapageur.
Rodolphe était aux anges et riait de toutes ses dents nacrées (forcément !).
En un dernier éclair, le temps d’un large sourire ravageur et d’un tour de passe-passe, ils avaient disparu ; la pierre et le triton s’étaient volatilisés.
De fatigue, elle s’endormit sur son lit sans comprendre, et reprit le cours de ses rêveries.
On frappait violemment à sa porte qui céda sans résistance.
Deux individus à l’œil sévère -l’autre moins- lui lurent ses droits en stéréophonie.
Faute de temps accordé, elle les suivit dans son pyjama à lapins bleus.
Elle grimpa, de bon matin, dans une auto toute blanche avec des décalcomanies.
La voiture se révéla être un mode de transport bien moins pratique que le planeur à moteur, surtout à cette première heure de pointe.
Elle atterrit sur une chaise, dans une pièce fermée par deux clefs ; on lui stipula son début de garde-à-vue.
Il n’était que 7h04.
Aussitôt, cela lui rappela un film et elle commença à réaliser qu’elle ignorait tout -ou presque- des questions juridiques.
Elle allait certainement être interrogée sans relâche durant de longues heures au cours desquelles elle aurait faim et soif, puisqu’elle n’avait pas pu prendre son petit déjeuner.
A sa grande surprise, on lui en un servit un.
Frugal : petit café, petit croissant, petite tartine petitement beurrée ; pas de confiture de myrtille ; pas de confiture du tout, pour être précis.
On ne l’autorisa pas, ensuite, à se laver les dents.
Puis les questions fusèrent.
Nom, prénom, âge, profession (!) ; ceux et celles des parents.
Et d’ailleurs, pourquoi n’étaient-ils pas ce matin à leur domicile ? ; pourquoi même n’y avait-il aucune trace d’une récente présence ? ; vivait-elle seule ?
Toujours assise, elle tomba des nues.
Elle ne sut pas répondre car elle ne savait rien.
Selon elle, ses parents dormaient encore quand elle fut brutalement réveillée et, à cette heure, ils devaient, l’un et l’autre, rouler ensemble vers l’hôpital où tous deux travaillaient, son père comme infirmier et sa mère en tant que médecin ORL.
Que dire de plus, à part qu’elle avait mal et insuffisamment dormi ?
Les deux hommes, dubitatifs, ne voulurent pas se contenter de si peu et lui intimèrent l’ordre de parler !
Mais pour parler, encore lui aurait-il fallu avoir quelque chose d’intéressant à dire.
Comme rien de raisonnable ne lui vint à l’esprit, elle se tut.
Pourtant, elle avait bien une petite idée ; elle préféra le silence.
On la laissa tranquille un long moment, seule sur sa chaise, devant la table débarrassée.
De fatigue, elle s’endormit, le front écrasé sur ses bras empilés.
Plus tard, elle fut tirée de son sommeil par le même duo pas très comique.
Toute notion d’heure dissoute, ils se présentèrent : John et James Fedeicher, deux frères travaillant pour le compte de la Swiss Lord Company, une compagnie d’assurance…helvète, of course !
Ils enquêtaient diligemment, depuis tôt le matin, sur un vol survenu dans la nuit.
Elle n’eut pas la présence d’esprit de se demander comment ils avaient bien pu remonter jusqu’à elle ; elle eut celle, cependant, de ne pas avouer sa complicité dans un crime pour lequel elle n’avait fait que voler dans les airs.
Son vol, quoique nocturne, n’était en rien répréhensible !
Fedeicher et Fedeicher n’eurent pas tellement l’air d’apprécier ses dénégations.
En regard d’une effraction qui risquait bien de couler purement et simplement la société qui les rémunérait généreusement -en fonction des résultats- ils ne pouvaient pas se contenter de si peu.
Une gamine ne leur ferait sûrement pas échec, après dix-sept années de bons et loyaux services !
Ils s’employèrent donc à la faire parler, de gré ou de force.
Elle vécut un cauchemar éveillé.
A chaque fois qu’elle piquait du nez, ils lui piquaient un bras, ou une main.
Cela lui rappela ses parties de « pouilleux massacreur » qu’elle aimait pratiquer entre amies, surtout quand elle gagnait.
Mais elle semblait bien loin de remporter celle-ci, qui lui paraissait fort mal entamée.
Les bras endoloris et les mains meurtries, elle finit par avouer ce qu’elle voulait taire, alors que tout l’or du monde, tous les diamants de la terre, n’auraient pu la convaincre de trahir l’être aimé.
Dans son exaltation, sa torture mentale lui sembla supérieure à la question à laquelle elle était soumise depuis des heures.
La combinaison des deux, en plus de la fatigue et du manque de sommeil, eut cependant raison de sa jeune résistance.
Elle se décida à raconter.
Et ils lui rirent au nez.
Quel diamant ? Quel ULM ?
Quel Lupin ou Spiderman amateur de joaillerie ?
De quelle histoire était-elle en train de les divertir ?
L’heure n’était pas à la plaisanterie : ils enquêtaient, sérieusement, sur le plus grand cambriolage de tous les temps !
Un détournement de fonds effectué tout en douceur, sans arme ni alarme, dont le montant dépassait largement son imagination de jeune fille.
Elle demeura stupéfaite ; toute coite.
Quoi, l’aveu qu’elle venait de faire se révélait donc sans prix, à double titre !
Elle finit par s’évanouir.
Quand le réveil sonna, elle lui donna une grande claque.
Pas question de se lever aujourd’hui.
Elle n’irait pas davantage en cours qu’à la messe du dimanche.
Trop fatiguée par sa nuit agitée, elle préféra ignorer toute question d’heure et de jour.
Il serait bien temps, plus tard, de se rattraper.
Pour l’instant, l’important n’était-il pas de songer -sans relâche- à Rodolphe…malgré les aléas et les contrariétés qui survinrent ?
Heureusement -néanmoins- que ce n’était qu’un rêve, aussi espiègle qu’inaccessible.

(© 2010/droits réservés)